Stéphane Bouquet dans Libération, 20 mars 2000

Michel Chandeigne est entré dans le monde des livres par la typographie. Choisir à la main les caractères de plomb, composer les pages artisanalement, tirer les feuilles une à une. « J‘ai toujours été un manuel et puis j’aimais bien les beaux livres. Alors c’est un peu un hasard. » En 1982, un an après ses débuts, il obtient le prix typographique GLM avec une édition du poème de Parménide, ce qui l’incite à continuer. Des fidélités se nouent, notamment avec le poète Dominique Fourcade (il publie encore régulièrement de très beaux petits livres, ou de simples cartes postales signés Fourcade). A 25 ans, il est nommé professeur de biologie à Lisbonne au titre de la coopération militaire. Il dit y avoir découvert la liberté. « Je la connais mieux que n’importe quelle ville au monde. Et chaque fois que j’y retourne, je retourne chez moi« . En 1986, rentrant à Paris, il cherche un atelier pour son travail de typographe, mais n’en trouve pas pour cause de spéculation immobilière. On lui propose le lieu où il est toujours, 10, rue Tournefort, dans le V° arrondissement, et « comme, entretemps, j’avais commencé à traduire de la poésie portugaise et à diriger des numéros d’Autrement, j’ai décidé de reconstituer  un coin de Lisbonne ici. La librairie a très bien marché, alors il a fallu suivre. Il n’y en avait pas d’autres consacrées au monde lusophone à l’époque, à part une, un peu bas de gamme. Depuis, une troisième s’est créée et l’Harmattan, qui posséde un stock important d’auteurs brésiliens, s’est un peu réveillé.
C’est à la renommée croissante de Fernando Pessoa en France que la librairie doit en partie son essor. L’auteur a été et reste un grand pôle d’attraction. « J’entends souvent les officiels dire qu’il est l’arbre qui cache la forêt, mais enfin, il est une forêt à lui tout seul. Aujourd’hui, il y a aussi de l’intérêt pour Lobo Antunes, Eça de Queiroz qui commence à être reconnu, MIchel Torga et José Saramago depuis son prix Nobel. Dès le départ, j’ai eu une clientèle variée, des étudiants, des professeurs, mais ma force fut de faire tout de suite un catalogue informatique. Ce qui m’a permis de travailler avec les bibliothéques et de développer la vente par correspondance. Je crois que ce qui plaisait, c’était que j’étais libraire-éditeur-imprimeur. Je sortais de mon atelier pour aller servir les clients. » La particularité de Chandeigne, en effet, est d’être resté fidèle au métier de libraire tel que le concevait le XVIII° siècle, un seul homme maîtrisant toutes les étapes de la chaîne. Même si, depuis la création des éditions Chandeigne, en 1992, il a fallu abandonner l’imprimerie, les tirages devenant trop lourds. « Si on pouvait imprimer, ce serait mieux; l’imprimerie en France est devenue catastrophique, plus du tout aux mains des gens du métier.
La création d’une maison d’édition sérieuse, liée à l’arrivée d’Anne Lima, tout juste sortie de ses études d’économie et devenue depuis l’alter ego de Michel Chandeigne, impliqua le passage à la publication assistée par ordinateur (PAO), « mais j’ai voulu appliquer les règles strictes de la composition manuelle. Nous passons dix fois plus de temps que d’autres sur la composition des livres« . Position économique tenable, parce que Chandeigne occupe une place privilégiée sur le marché. « J’ai tout ce qui existe en France sur le monde lusophone, que ça se vende ou non. Les généralistes, eux, ne peuvent plus garder les fonds. La fnac, qui avait un bon fond lusophone avant, ne garde désormais que les livres qui se vendent au moins trois fois par semaine. Les nouvelles données économiques sont donc très favorables aux librairies spécialisées« . Par ailleurs, Michel Chandeigne et Anne Lima se sont investis dans la spécialisation en réservant une part de la librairie à l’histoire des découvertes et en publiant de nombreuses relations de voyage du XV° au XVII° siècle, « ce moment avant saccage, où le monde n’était peut-être pas plus vivable mais encore vierge. Nous avons créé les Editions Chandeigne pour ça. Faire une collection de voyage telle que ça existait en France au XVIII° siècle« . La Magellane regroupe aujourd’hui vingt-deux titres. Chaque livre a sa propre couleur, ce qui accentue l’effet collection et pousse les institutions à les commander en bloc. « Nous tirons chaque volume à trois mille exemplaires et nous les réimprimons tous, peu à peu. » Cette collection vaut aussi à Chandeigne l’invitation faite par la Commission des découvertes portugaises à tenir leur stand au Salon du livre. 20m2 pour eux tout seuls et gratuitement, ils ne pouvaient rêver mieux.