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Eduardo Lourenço (1923-2020). In memoriam.
10/12/2020 - 10/01/2021
L’essayiste Eduardo Lourenço, né le 23 mai 1923 au Portugal, à São Pedro do Rio Seco un petit village de la Beira Alta, est décédé à Lisbonne le 1er décembre 2020. Il avait 97 ans. L’émotion a été et demeure immense dans le pays qui aussitôt décrété une journée de deuil national. Il était bien davantage qu’un intellectuel, il symbolisait à lui seul le Portugal, comme l’exprima lors de ses obsèques José Tolentino de Mendonça (voir plus loin).
Après des études à Coimbra, il quitte le Portugal pour enseigner à Hambourg et Heidelberg (1953-55). Il épouse à Dinard en 1954 une Française, Annie Salomon, qui décédera sept ans jour pour jour avant lui en 2013. Il accomplit ensuite l’essentiel de sa vie professionnelle en France à Montpellier (1956-58), puis après un bref séjour à Salvador de Bahia, à l’université de Grenoble (1960-65) et à l’université de Nice jusqu’en 1989. Il exercera ensuite des fonctions de conseiller culturel à Rome. Il devient en 1999 administrateur à vie au siège de la Fondation Gulbenkian à Lisbonne et conseiller d’État en 2016.
Grand spécialiste de Fernando Pessoa, à qui il a consacré de nombreux livres lumineux, il était depuis des décennies la plus brillante figure intellectuelle de son pays où il intervenait régulièrement, jusqu’à ces dernières années. De formation philosophique, il avait élargi très vite ses domaines de réflexion et s’était intéressé à tous les aspects de la vie culturelle, sociologique et politique du Portugal, du monde lusitanien, de la France et aussi de l’Europe, dont il était l’infatigable, imprévisible et toujours lucide commentateur.
Son parcours, par son éclectisme et sa longévité, n’est pas sans rappeler celui d’Edgar Morin dont il fut l’un des amis. Mais il était bien davantage qu’un « Edgar Morin portugais », comme on l’a parfois qualifié. Son humour et son goût pour les paradoxes peuvent tout autant le rapprocher d’un Jorge Luis Borges. Lui-même a dit une fois par boutade qu’il avait toujours eu l’impression de n’écrire que des « Fictions ». Sa pensée inclassable et multiforme était servie par une écriture toujours allègre, un style fluide et vibrant que bien des romanciers pourraient lui envier. L’écrivain Onésimo Teotónio Almeida a dit avec justesse qu’il abolissait « les frontières entre la création littéraire et la critique, entre la philosophie et la poésie ». Sa conversation brillante (il parlait comme il écrivait), son humilité joyeuse, l’extraordinaire convivialité qu’il savait susciter autour de lui, ont fasciné chacun qui l’abordait, intellectuel ou non. La Fondation Gulbenkian de Lisbonne a entrepris depuis quelques années la publication systématique de son œuvre complète (50 volumes prévus).
Il s’était installé à Vence en 1965, qu’il a définitivement quitté pour Lisbonne après la mort de son épouse. En France, sa seconde patrie, il n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait, l’Université se méfiant toujours des francs-tireurs, surtout habités par un immense talent. Soyons justes, il faut dire aussi que sa modestie profonde, sa distraction légendaire, son inappétence pour les cursus et leurs obligations, n’y sont pas étrangers. Néanmoins, il s’est principalement fait connaître par trois livres emblématiques : Montaigne ou la vie écrite, L’Europe introuvable et Mythologie de la Saudade (plusieurs fois réédité), où la saudade – forme spécifiquement lusitanienne de la nostalgie et de la mélancolie –, devient le fil d’Ariane de toute la littérature et de l’histoire du Portugal. En 2015, Gallimard publie Une vie écrite, anthologie organisée par Luisa Braz de Oliveira réunissant des essais sur deux sujets récurrents de son œuvre, l’Europe et la poésie, ce qui fut pour lui une forme de consécration.
Bibliographie en français
Une vie écrite (Gallimard, 2015) ; Mythologie de la saudade, essais sur la mélancolie portugaise (Chandeigne, 1997, 4° éd. 2019) ; La splendeur du chaos (L’escampette, 1998) ; Camões 1525-1580 (L’escampette, 1994) ; Fernando Pessoa, roi de notre Bavière (Chandeigne, 1993) ; Montaigne ou la vie écrite (L’escampette, 1992, rééd. 2004) ; L’Europe introuvable : jalons pour une mythologie européenne (Métailié 1991, rééd. 2010) ; Pessoa, l’étranger absolu (Métailié-Chandeigne, 1990) ; Le miroir imaginaire, essai sur la peinture (L’escampette, 1981).
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Le texte suivant, révélateur de son style et de son champ de pensée, est extrait de son journal inédit. Il avait à l’époque 60 ans. Il avait accepté en 2018 de le placer en exergue de la dernière édition de Mythologie de la Saudade.
« Ce n’est qu’à l’heure de notre crépuscule que nous découvrons, enfin, que nous avons été au paradis et que nous allons le perdre. Nous n’avons pas été surpris d’être accueillis par un soleil qui nous attendait depuis des milliards d’années, par la fraîcheur des rivières et des prés, par le doux silence des forêts ; nous n’avons même pas reconnu l’arbre de la vie planté au beau milieu de la création.
Maintenant que je me tourne vers le côté sans ombre, je reconnais mieux le torrent de lumière qui inonde mon dos et nimbe le souvenir de chacun de mes pas sur la terre battue ou l’asphalte de la nuit. En ce passé évoqué comme une mort s’égouttent les sources ténues de l’enfance, plus évanouies encore par ma faute. Parce que je n’ai rencontré personne pour me dire que je vivais au milieu du paradis, entouré d’anges aussi visibles que des poteaux télégraphiques, et incapable de trouver le mot qui aurait pu nous rendre semblables à la face de Dieu qu’ils me cachaient pour m’aider à vivre.
C’était donc là le misérable secret qui m’avait occupé au long de tant de nuits de veille stérile, causé tant de fatigue à la recherche de ce que je n’avais jamais perdu? J’étais au paradis, je suis au paradis, autrefois, maintenant, mais pas pour toujours. Mon paradis est cloué de l’extérieur, comme un cercueil, ouvert sur le néant comme une falaise sur l’abîme.»
Vence, septembre 1983
(traduction de M. Chandeigne)
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Enfin le début de l’hommage de José Tolentino de Mendonça, prononcé lors des obsèques d’Eduardo Lourenço, le 2 décembre au monastère des Hiéronymites à Lisbonne :
[…] Normalement, la mort a une dimension personnelle et le deuil qui nous atteint de plein fouet, ardent et radical, se conjugue au singulier. Eduardo Lourenço a lui aussi vécu ses propres deuils, il y a exactement sept ans, lorsque sa femme, Annie, est morte. Il y a un texte manuscrit d’Eduardo où l’on peut lire : « Annie vient de mourir. À quatre heures moins le quart en ce 1er décembre 2013… ». Et il poursuit : « La longue agonie silencieuse d’Annie […] restitue à la vie une espèce de splendeur posthume, celle de l’absence devenue enfin sensible. De l’extérieur, on ne voit que le drap blanc de mon inexistence sans elle.» Ou je me rappelle un de ses premiers deuils, gravé sous forme de dédicace dans son premier livre, Heterodoxia I, paru dans le cours de l’année 1949 : « En mémoire du capitaine Abílio de Faria et de Maria de Jesus Lourenço, mes parents. »
Presque quarante ans plus tard, dans une réédition de cette œuvre inaugurale, Eduardo Lourenço a écrit une préface intitulée « Écriture et mort ». De la lecture de ce texte (qui est en vérité un exercice minutieux de relecture que l’auteur fait de lui-même et de la genèse de son parcours), deux passages se détachent. Le premier ne concerne que lui, car il s’agit de la confession très personnelle de l’impact incalculable que provoqua en lui le deuil de ses parents : « Ce livre a été publié quatre mois après la mort de mon père. Ma mère était morte un an plus tôt. Sans leur décès, ni ces pages, ni aucune autre […] n’auraient existé. » Mais l’autre déclaration nous concerne tous, car elle lui permet de s’expliquer sur sa vocation d’essayiste. L’essai, dit-il, « est la forme écrite du discours virtuel d’une existence qui a renoncé aux certitudes, mais non pas à l’exigence de clarté qui s’y déploie en permanence. À vrai dire – poursuit-il – il n’y a pas de forme heureuse de l’essai. Dans son essence, c’est une écriture du désastre, personnel ou transpersonnel. Pour être plus juste, c’est une stratégie naturelle lors de temps calamiteux, comme chez Montaigne. […] Retiré dans sa tour, l’auteur ne s’est pas désintéressé des commerces humains – ni même des divins –, il s’est borné à retirer sa caution à ce qui était de l’ordre du purement humain, relativisant le regard des hommes sur leurs propres actes… La tragédie est dans l’Histoire, elle est inhérente à l’Histoire. Adopter la perspective de l’essayiste n’est pas l’ignorer, c’est tenter de manière précaire – sans céder à la passion totalitaire – de la raconter dans les limites de ce qui est humainement acceptable. »
Il y a des deuils que l’on vit dans le domaine intime, car ils concernent notre petite histoire personnelle. Et il y a des deuils qui dépassent ce domaine, car ils sont vécus comme une expérience de perte collective. Écoutant ce paragraphe programmatique de Lourenço, nous comprenons comme son deuil est pour nous de cette nature. Quand disparaît un écrivain, la littérature est endeuillée. Mais il arrive aussi – c’est rare, certes, mais cela arrive – qu’avec quelques écrivains, la littérature même, ou une idée de la littérature ou une époque entière, meure avec lui. Car chez ce créateur qui nous a quitté, toute une génération de lecteurs (et même de générations à venir) reconnaissent une raison, une sagesse, une vérité ou une fulgurance où ils se retrouvent réfléchis, interrogés, transportés à la frontière d’eux-mêmes et du mystère. C’est ce que Pietro Bembo a si bien gravé comme épitaphe sur le tombeau de Raphaël : « Ci-gît Raphaël, qui durant toute sa vie fit craindre à la Nature d’être maîtrisée par lui et, lorsqu’il mourut, de mourir avec lui. » Avec raison, nous craignons tous de mourir un peu avec la mort de cet homme qui gît aujourd’hui devant nous.
Mais apprendre à mourir est, comme disait Cicéron, l’objectif du maître qui enseigne la philosophie. Et Montaigne, l’inventeur moderne des essais, a écrit que celui qui a appris à mourir s’affranchit de toute sujétion et contrainte, et qu’il a dépassé sa condition d’esclave. À Eduardo Lourenço, nous devons la leçon de ne pas interroger seulement la vie, mais aussi la mort avec sagesse, distanciation et sérénité, en luttant pour contenir l’Histoire « dans les limites de ce qui est humainement acceptable », tâche, comme nous savons, laborieuse et inachevée, mais aussi impossible à décliner si nous voulons que la civilisation et l’humanisme soient davantage que des abstractions. À Lourenço, nous devons encore une rare capacité à chérir l’idée de communauté, renforçant toujours la nôtre, comme nation, élucidant l’expérience de bien commun que constitue un pays, montrant la cartographie mentale et spirituelle sans laquelle on ne comprend pas la géographique, ni aucune autre, nous montrant, par exemple, que nous habitons tous la solitude de Fernando Pessoa et le prophétisme d’Antero de Quental et d’Agostinho da Silva, le soulèvement rural de José Saramago, les accords insoumis du musicien Lopes Graça, la religiosité qui unit José Régio à Manoel de Oliveira, les terrasses étagées de la vallée du Douro d’Agustina Bessa-Luís et la plage étale rêvée par Sophia de Melo Breyner Andresen. Dans les milliers de pages qu’il a écrites, peut-être voit-on que l’idée de communauté a été au bout du compte une constante de son œuvre et constitue sa passion majeure.
Teixeira de Pascoaes, qui a écrit l’Art d’être portugais, a voulu être enterré dans un cercueil en forme de lyre. Celui d’Eduardo Lourenço a, quelle que soit sa forme, celle du Portugal, dont il a été (et sera pour les prochaines générations) un explorateur et un cartographe, un détective et un psychanalyste du destin, un sismographe et un déchiffreur de signes, une antenne critique et un instigateur généreux et illuminé. Après lui, nous pouvons tous dire que nous nous comprenons mieux nous-mêmes.
[…]
Retrouvez ici le texte complet en portugais, Expresso, 03/10/20