Marcel Cohen dans Libération, 18 mars 2015
Michel Chandeigne, impressions de voyage. L’ambassadeur de la lusophonie chez lui
Les lecteurs familiers des éditions Chandeigne ont remarqué sur les couvertures un éléphanteau harassé et facétieux, vautré sur l’arrondi supérieur du «C» de Chandeigne. Faut-il y voir un autoportrait ? Les proches répondent par l’affirmative : outre que Michel Chandeigne a une passion pour les éléphants (il cite souvent l’aphorisme d’Alexandre Vialatte : «L’éléphant est irréfutable»), il se plaint toujours d’être fatigué. Précisément, c’est l’une des caractéristiques du pachyderme : capable d’efforts inouïs, et d’une délicatesse que nul n’attend (il ramasse sans difficulté à terre une pièce de 10 centimes), il est très vite épuisé.
Il faut donc de se demander comment un homme aussi continûment fatigué que Michel Chandeigne a pu trouver l’énergie de se lancer dans des projets pachydermiques.Le Voyage de Magellan (1519-1522) est à cet égard exemplaire (Chandeigne, 2° éd. 2010). Magellan n’a pas écrit une ligne, mais ses hommes d’équipage ont laissé des témoignages circonstanciés. Personne, jusqu’ici, n’avait eu l’idée (ou la folie) de les compiler pour leur faire dire tout ce qu’ils ne disaient pas. L’édition est devenue une référence mondiale. Sous le pseudonyme de Xavier de Castro, Chandeigne a consacré cinq ans de sa vie à cette tâche dans un coin de son ancienne et minuscule librairie portugaise de la rue Tournefort (elle a déménagé place de l’Estrapade et s’est beaucoup développée). L’espace était si restreint que l’ordinateur côtoyait le tiroir-caisse. Il suffisait à Chandeigne de faire pivoter sa chaise pour passer de ses activités de libraire à celle de chef de fabrication. Il précisait qu’il était alors le dernier libraire-éditeur-imprimeur. Je ne suis jamais entré rue Tournefort, en tout cas, sans l’entendre s’exclamer, tout en repoussant son clavier : «Je suis vraiment crevé !».
Le Voyage de Magellan en deux volumes représente 2 100 pages de texte et 280 pages de notes. On y trouve toutes les cartes d’époque, tout ce que l’on sait sur les équipages, les vaisseaux, les techniques de navigation, les provisions de bouche, la pharmacie embarquée, les marchandises destinées au troc, les habits et ornements sacerdotaux pour dire la messe à bord. Malgré leur prix élevé, les deux volumes ont très vite été épuisés. Ils sont aujourd’hui réédités en un volume sur papier bible. Dans ses pires moments de doute, Chandeigne se voyait à la rue après l’impression des deux tomes. C’est sa réussite qui le laisse pantois. On trouve donc autant de fous pour s’intéresser à Magellan ? Détail en forme de truisme : aucun grand éditeur n’aurait pu payer un universitaire pendant cinq ans pour travailler, ligne après ligne, note après note, sur les récits des compagnons de Magellan.
«Saudade». Si les enfants rêvent de devenir pompier, ou astronaute, aucun, y compris lorsqu’ils dévorent les livres (cela arrive encore), ne s’imagine éditeur. On devient donc éditeur par hasard. Le cas de Michel Chandeigne était des plus improbables. Au lycée, il était bon en maths et en sciences. Il a fait des études de biologie, avant de se retrouver professeur à Lisbonne, au titre de la Coopération. Il apprend donc le portugais, découvre Fernando Pessoa, les vieux portos, les azulejos, Amália Rodrigues, et un certain regard sur les êtres et les choses fait de distance, de dégrisement et d’une pointe d’amertume : la saudade. Un assez bon portrait intime de Chandeigne, en somme. En tout cas, le monde lusophone, de Lisbonne à Goa, du Cap-Vert à l’Amazonie, devient son univers. Peut-être y a-t-il là plus de dynamisme que la saudade ne le laisserait penser : le portugais est la seule langue qui donne accès aux aventures maritimes mythiques du passé, tout en étant celle de l’immense nation brésilienne en devenir.
Une anecdote résume le décalage entre ce monde lusophone à la fois nostalgique, bouillant et en proie à une mondialisation galopante. Claude Lévi-Strauss a raconté son voyage au Brésil de 1985 (Loin du Brésil, Chandeigne, 2005). Un journal lui propose de retourner chez les Bororo du Mato Grosso, chez qui il a séjourné en 1935 et qu’il a beaucoup étudiés. Désormais, le voyage se fait en quelques heures depuis Brasília, puisqu’on a construit une piste aux abords des villages indiens. Un petit avion est mis à la disposition des Lévi-Strauss. L’appareil ne peut prendre que trois passagers et emporte aussi une amie brésilienne. Lorsque le pilote découvre la tranchée dans la forêt, il prévient : « Aucun problème pour me poser. Mais avec trois personnes à bord, la piste n’est pas assez longue pour que je puisse décoller ».
L’avion fait donc demi-tour. Le soir même, les Lévi-Strauss enfilent robe du soir et smoking pour assister à une soirée protocolaire. Mais ce voyage raté avait-il encore un sens ? Lévi-Strauss explique que deux Bororo, qui enseignent à l’Université de Campo Grande du Mato Grosso, sont venus à Paris chanter et danser pour lui seul dans son bureau du Collège de France. À 70 ans d’écart, le grand ethnographe retrouva toute la fraîcheur et l‘authenticité des chants qui l’avaient frappé dans sa jeunesse. Mais chez les Bororo, comme chez bien d’autres peuples amazoniens, seuls 5% ou 10% de la population sont encore en vie.
Chandeigne avait beau se sentir chez lui à Lisbonne, il se retrouve dans un laboratoire parisien de biologie tout en découvrant la poésie de René Char. Il était payé pour s’intéresser aux mouches drosophiles. En étudiant des millions de mouches sur des générations, il aurait sans doute fait un excellent généticien. Mais ses collègues de labo et la hiérarchie lui pèsent. « Tant qu’à faire, je préférais rater ma vie tout seul», explique-t-il.
Outre Char, Chandeigne découvre aussi le caractère Optima. Dessiné à la fin des années 50 par le grand dessinateur et créateur Hermann Zapf, c’est un caractère d’une élégance et d’une sobriété rares. Dénué d’empattement, les pleins et les déliés à peine perceptibles, il donne des textes pâles, qui ne paraissent jamais plus qu’ils ne disent. Or, l’Optima n’était alors guère en usage dans l’édition française et Chandeigne avait décidé de le faire revivre. Il trouve en Allemagne une collection complète de polices. Ceux qui n’ont jamais vu de caractères en plomb ne peuvent imaginer le poids énorme dans une 2 CV. Qu’ils se content donc d’avoir dans l’oreille un raclement de pare-chocs sur la chaussée. Conjointement, Chandeigne achète une presse à bras qu’il installe dans l’arrière-boutique de la rue Tournefort.
Plusieurs ouvrages de bibliophilie naissent ainsi dans les 50 m2 de la minuscule librairie portugaise où il gagne tant bien que mal sa vie. Le monument bibliophilique ? les œuvres complètes de Sapphô en deux volumes grand format tirés à 500 ex. Il n’existe pas deux pages où le texte soit disposé de la même façon et la traduction d’Yves Battistini est modestement imprimée en petite italique baskerville de corps 10 sous le texte grec en corps 16 qui éclate dans toute sa beauté. une anecdote : Chandeigne ne possédait pas assez de caractères pour composer l’ensemble de l’ouvrage (à la main, bien entendu). Il tirait donc double page après double page pour récupérer le plomb. Ce Sapphô est introuvable. Ce n’est pas du tout parce qu’il est épuisé. Simplement personne ne s’y intéresse. S’il vous tombe un jour entre les mai, souvenez-vous des mouches drosophiles et de l’amour ruineux d’un biologiste pour une poétesse morte il y a vingt-six siècles.
Carton-miroir. Bien des plaquettes réalisées à partir de textes de Dominique Fourcade ont tout, elles aussi, de tours de force. Il existe un tirage de 1985 à 75 ex. d’un texte intitulé The Saône Set (en optima, bien entendu). La couverture est un carton-miroir qui ne déforme pas l’image. On peut donc s’y dévisager sans prendre peur. malheureusement sur un tel support, aucune encre ne convient. J’ai entendu Chandeigne dire au moins dix fois se lamenter : «C’est impossible! Je ’y arriverai jamais; Et, de toute façon, je n’en peux plus, je suis éreinté.»
À l’opposé, l’idée surgit à la même époque (après dîner bien sûr, et avec un verre à la main) de faire un livre meilleur marché que le moins cher des livres de poche. Le seul livre aussi que l’on achèterait (éventuellement) après l’avoir entièrement lu, debout, chez le libraire. Par la force des choses, il serait très bref : quatre à seize pages. Il devait aussi pouvoir être envoyé par la poste au tarif d’une lettre ordinaire. À part ces contingences, il aurait tous les attributs d’un livre normal et, notamment, un dos carré. L’ouvrage, en fait, est si mince (moins de 2 mm) que l’impression du titre et du nom de l’auteur sur le dos ne représente pas seulement un tour de force typographique : ils sont quasiment illisibles. Ce livre réserva une grande surprise : L’Athlète de la nuit le best-seller de la librairie Le Divan, place Saint-Germain-des-Prés, pour les fêtes de fin d’année 1998. Quant au libraire, avions-nous calculé, il lui fallait vendre vingt exemplaires pour lui gagner ce que lui rapportait un seul ouvrage courant.
Chesterfield. Il y a une femme cachée et un cuisant échec dans la vie de Michel Chandeigne. La femme cachée s’appelle Anne Lima. C’est elle qui, en fait, dirige les éditions Chandeigne depuis vingt-cinq ans. on ne la voit jamais, mais elle a le pied marin et a évité bien des naufrages. Ce qui ne l’empêche pas de frôler les récifs en mettant en chantier des livres extrêmes. La récente anthologie de la Poésie du Brésil, du XVIe au XXe siècle qu’elle a dirigée (voir Libération, 6 décembre 2012) , avec pour principaux traducteurs le poète Max de Carvalho et sa femme Magali, comporte 134 auteurs et 1500 pages de texte sur papier bible. C’est un livre, fou, énorme et, pour un lecteur français, un continent vierge. Devant un tel livre, on est nécessairement affolé, mais fasciné.
L’échec de Chandeigne ? Nous avons longtemps rêvé, Michel et moi, d’une toute petite librairie où l’on ne vendrait que les 12 ou 15 titres sans lesquels, à nos yeux, le monde s’effondrerait. On y aurait aussi trouvé d’excellents single malt écossais et quelques vénérables portos. Nous imaginions une rue peu passante et des Chesterfiel patinés. Total échec, donc. Exactement à l’opposé, Michel Chandeigne, depuis trente ans, est un ambassadeur écouté de la lusophonie.
Place de l’Estrapade, dans sa nouvelle librairie portugaise et brésilienne, unique en Europe, puisqu’on n’y trouve tout, on découvre, en effet, un spécialiste qui sait presque tout, et beaucoup plus encore, contrairement aux spécialistes qui savent tout, mais pas plus. Il est clair que Chandeigne serait beaucoup moins fatigué dans un vieux Chesterfield…
MARCEL COHEN