La revue Instinct Nomade °5 « Les 7 vies de Fernando Pessoa » réunit 24 contributions. Voici la première, signé Michel Chandeigne et légèrement augmentée, qui parle de la traduction du Livro do desassossego en France et des problèmes que le choix du mot «Intranquillité » a pu poser.
AUX SOURCES DE L’INTRANQUILLITUDE
En 1983, Robert Bréchon avait été contacté par l’Institut du Livre Portugais, l’équivalent de notre CNL. Accompagné de sa directrice, Joana Varela, il avait proposé à Gallimard d’éditer plusieurs volumes de Fernando Pessoa, grosse aide à la clé. Hector Bianciotti les reçut, mais finalement refusa le projet, « la Maison ne voulant s’engager dans la publication d’un poète portugais mineur », ajouta-t-il [1].
Ce qui apparaît aujourd’hui comme une bévue doit être fortement relativisé. En 1983, Fernando Pessoa n’était connu en France que par un cercle restreint de lecteurs, grâce à quelques recueils traduits par Armand Guibert. La prose du Livro do desassossego venait à peine d’être publiée au Portugal, et nul n’avait alors l’idée de la force et de l’impact de cet ouvrage qui allait changer le statut de son auteur.
C’est en effet en 1982 que la première édition quasi complète du Livro vit le jour, aux éditions Ática, quarante-sept ans après la mort de Pessoa qui n’en avait fait paraître de son vivant que douze extraits dans des revues. La transcription de plus de 300 textes manuscrits et fragments était l’œuvre de Maria Aliete Galhoz et de Teresa Sobral Cunha [2]. Malgré les imperfections très nombreuses de cette première et très ardue transcription, dès lors l’importance et la beauté de cet ouvrage inclassable, rassemblant textes autobiographiques, rêveries, réflexions, digressions perpétuelles et brèves descriptions, frappèrent tous les critiques puis un large public, au Portugal et rapidement au-delà. La nouvelle transcription de Richard Zenith et ses traductions quelques années plus tard en France, en Italie, en Angleterre, aujourd’hui en 23 langues (dont l’arabe, le coréen et le hindi), consacrèrent Pessoa comme un des plus grands écrivains du XXe siècle.
Hector Bianciotti se rattrapera ensuite, en multipliant les articles qui salueront, sincèrement, l’immense écrivain soudain reconnu [3].
Après le refus de Gallimard, le duo alla voir Christian Bourgois. Ce nom lui était inconnu, mais l’enthousiasme d’André Velter et de Serge Sautreau, fins connaisseurs rencontrés peu après, le convainquit de se lancer dans cette entreprise.
En 1988, les éditions Christian Bourgois publient enfin quatre volumes d’œuvres de Fernando Pessoa, « sous la direction de Robert Bréchon et Eduardo Prado Coelho » : trois de poésies et un quatrième constitué d’un florilège du Livro do desassossego. Traduit par Françoise Laye, il paraît sous le titre de Livre de l’intranquillité.
En France, le Livre de l’intranquillité connut aussitôt un tel succès que Robert Bréchon, le grand artisan de cette édition, et Christian Bourgois décidèrent de publier dès 1990 un second volume rassemblant tous les fragments laissés de côté dans le premier tome. Les deux volumes furent réunis en un seul en 1998, selon l’ordonnancement de l’édition de Richard Zénith parue au Portugal la même année. En France, les tirages cumulés de ce dernier livre dépassent 150 000 exemplaires, ce qui lui vaut la première place de toutes les traductions du portugais (en omettant celles de Paulo Coelho!), mais devant Bahia de Tous-les-Saints (Jubiabá) de Jorge Amado.
Le choix du mot intranquillité pour traduire desassossego ne fut pas simple, il s’est avéré avec le temps des plus pertinents, mais dès le début il fit l’objet de contestations qui perdurent encore ici et là, et refleurirent soudain avec une nouvelle édition du Livro do desassossego, dans un agencement très personnel de Teresa Rita Lopes et une traduction de Marie-Hélène Piwnik, sous le titre de Livre(s) de l’inquiétude, en 2018.
Les intellectuels portugais, dans leur ensemble et non des moindres, comme Eduardo Lourenço ou l’éditeur de La Différence Joaquim Vital, ont toujours été rétifs au mot intranquillité, lui préférant inquiétude. Quelques-uns s’obstinent encore à défendre que le mot desassossego, « tout-à-fait courant en portugais », ne peut être traduit par une « création verbale ». L’argument est maigre et n’entend pas la simplicité et le dynamisme du mot intranquillité en français, ni les limites et les inconvénients d’inquiétude. On est devant des problèmes de sensibilité linguistique très subtils [4], et des choix de traduction passionnants.
Il existe au moins cinq mots pour désigner l’inquiétude en portugais : inquietação et son doublon moderne inquietude [5], irrequietação et irrequietude, et desassossego. Le premier est le plus ancien ; le second un décalque du français apparu à la fin de XIXe siècle; le troisième et le quatrième viennent droit du latin et sont quasiment synonymes du dernier – desassossego – lequel est le plus complexe.
Le grand dictionnaire de Moraes e Silva, dans son édition de 1789 le définit ainsi « Falta de sossego [absence de paix, repos, quiétude, calme], inquietação da alma [inquiétude de l’âme], ou no sono interrompido do que está doente [ou dans le sommeil interrompu de celui qui est malade] » : une nouvelle édition de 1945, la complète ainsi : « 1. Falta de sossego. 2. Inquietação, agitação, perturbação, alvoroço [agitation, excitation], receio [crainte/peur] », lui aménageant un territoire sémantique vaste et varié. La définition d’inquietação a de nombreux points communs avec une touche supplémentaire d’anxiété (ânsia) et d’angoisse (angústia). Il cite une des premières apparitions, fort intéressante, du mot desassossego:
« … que Pero de Mascarenhas ne vienne pas de Malacca en Inde, avec ses nombreux navires et ses hommes, chercher des alliés, contester les nominations du Roi, perturber (inquietar) ce pays qui est très tranquille (quieto), bien administré, et disponible pour le service du Roi, et si aujourd’hui il y a quelques desassossegos [dissensions/troubles] ou scandales, c’est lui qui les a provoqués par ses requêtes » (Diogo do Couto, Décadas, 1602, IV, ii, ch. 10).
En Espagne, on trouve aussi le même mot dans Fernández de Oviedo (Historia General y natural de las Indias, 1557, XX, 1) qui écrit : « Le roi du Portugal perturba cette négociation [entre Magellan et le roi d’Espagne] donnant à entendre, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs que Magellan était un homme verboso y desassossegado (hâbleur et agité), et que tout ce qu’il proposait était vain, et qu’il allait coûter à sa Majesté de grandes dépenses pure perte ; et il espérait ainsi que Magellan perdisse tout son crédit »
Le mot desassossego, qui n’a pas d’équivalent direct en français, est très fréquent dans la langue parlée. Que desassossego ! peut se traduire par « Quelle confusion ! » ; Esta mulher é um desassossego !, « Cette femme est un tourbillon ambulant » ; Aqui tem sido um desassossego desde manhã !, « Ici ç’a été l’agitation depuis ce matin ! ». En revanche, dans la littérature, si le terme sossego est d’un usage très courant, son antonyme desassossego ne l’est plus du tout. Un premiedr sondage [6] montre qu’il n’apparaît que très rarement sous la plume des écrivains du XIXe et du début du XXe siècle : jamais chez José Maria de Eça de Queiroz (seulement la forme adjectivée par deux fois dans Les Maia), et on le découvre seulement une fois dans Amor de Perdição de Camilo Castelo Branco (le traducteur choisit alors, vu le contexte, le terme «nervosité », et parfois dans les romans de Júlio Dinis, et dans tous ces cas c’est la notion d’agitation qui domine. C’est bien un mot rare, certes moins que le néologisme intranquillité en français, mais parfaitement compréhensible dans les deux cas.
En français, inquiétude est employé dans au moins deux registres : l’inquiétude métaphysique, pascalienne, qui a une longue histoire philosophique ; en portugais, inquietação. Et puis l’inquiétude commune à tous : « je suis inquiet pour mon travail, pour mes enfants… ». Dans la vie courante, c’est plutôt le mot preocupado (soucieux, préoccupé) qui le traduirait, mais dans les œuvres littéraires on lit plutôt inquieto, jamais desassossegado. Par ailleurs, Robert Bréchon signale avec justesse que « le mot inquiétude à force de servir, s’est usé ; on n’y sent même plus la négation ou alors il faudrait l’écrire in-quiétude [7] ».
On aperçoit ainsi dans ce survol désordonné qu’il n’y a pas juxtaposition exacte des concepts portugais de desassossego et d’inquietação, ni entre eux, ni avec celui français d’inquiétude. Traduire Livro do desassossego par Livre de l’inquiétude, permet d’inscrire, pour une oreille lusitanienne, le livre dans une tradition philosophique, mais elle s’avère très réductrice : le desassossego chez Pessoa, c’est bien davantage qu’une préoccupation prosaïque ou qu’une inquiétude métaphysique ; c’est une disposition de l’âme et non un état passager, il inclut d’autres concepts que l’inquiétude et par son préfixe comme dans son usage, il est consubstantiel d’une forme d’agitation. À un enfant turbulent, on dira de « estar mais sossegado », « de se tenir plus tranquille ». Dans Amor de perdição (chap. 5), Jacques Parsi a traduit la seule occurrence du mot, en raison du contexte, par nervosité.
Françoise Laye perçut dès 1984 le problème aigu et l’importance de la traduction du titre : le mot ne revient qu’à 26 reprises dans l’ouvrage, mais il en est la pierre angulaire. Selon les occurrences, elle dut faire appel, comme plus tard Marie-Hélène Piwnik et d’autres traducteurs à l’étranger, à plusieurs termes. Selon le contexte, le desassossego pouvait évoquer l’inquiétude, avec son anxiété et son angoisse, mais aussi le désarroi, la détresse, le trouble, le mal-être, la saudade (mélange purement lusitanien de nostalgie et d’espérance), etc., avec toujours une notion d’agitation, de perturbation voire d’excitation.
Le desassossego, chez Pessoa, englobe tous ces concepts et il est au cœur de son dispositif créateur, mais aucun des termes précédemment cités ne saurait le résumer. Issu du rêve et de l’ennui [8], il est porteur de mélancolie, mais aussi d’une « énergie [9] » à partir de laquelle une vision multiple du monde peut se déployer. L’irréquietude, un instant apparu, était un néologisme opaque en français, voire un anglicisme. L’inapaisement fut finalement écarté car il impliquait « une dimension temporelle [absente du desassossego], et évoquait l’idée de paix, ce qui était assez étranger à l’univers de Pessoa [10]. »
En dressant la liste de tous les termes possibles, un mot est venu sous la plume de la traductrice : intranquillité. C’était apparemment un néologisme, mais il avait l’avantage d’être immédiatement compréhensible et surtout, ce qui se vérifiera avec le temps, d’être une « coquille vide » – sans connotation historique, morale ou métaphysique, contrairement à inquiétude – capable d’héberger, de fondre et de porter tous les sens multiples que Fernando Pessoa confère au desassossego.
Lui-même, dans une lettre à João Lebre e Lima du 3 mai 1914, évoque un fragment paru dans la revue A Águia l’année précédente : « Ce livre s’appelle Livro do desassossego, en raison de l’inquiétude (inquietação) et de l’incertitude (incerteza) qui sont sa note prédominante. » Alors que l’ouvrage n’en était qu’à son ébauche (1914), l’auteur indique lui-même que le desassossego ne se réduit pas à l’inquietação et il n’a d’ailleurs jamais pensé intituler son ouvrage Livro da inquietação… Avec le temps, jusqu’à sa mort en 1935, Pessoa dotera le desassossego d’une complexité sémantique toujours plus grande. Il deviendra « la condition douloureuse, mais nécessaire, pour exister humainement », selon la formule de son traducteur anglais Richard Zénith [11].
Cependant, le mot proposé par Françoise Laye en 1987 déplut au tout début à Robert Bréchon, qui était gêné par ce néologisme, pourtant très limpide. L’équipe de traducteurs engagés dans les autres livres de Pessoa que Christian Bourgois publiait fut au contraire convaincue d’emblée, l’éditeur restant indifférent : Robert Bréchon demeura le plus réticent. Après quelques semaines, ce spécialiste de Henri Michaux le redécouvrit dans les œuvres du poète : « Une bande d’indéfini passe / Ascension / Hier encore aux carrefours d’intranquillité [12] ». Et aussi : « Dans mon enfance, sans comprendre, sans communiquer, distant, je considérais les gens autour de moi, leur agitation dénuée de sens, leur intranquillité [13] » Dès lors, Bréchon fut un des plus chauds partisans de ce choix.
Même si c’est un détail, ajoutons que dans le titre, intranquillité comme desassossego ont tous deux cinq syllabes et sonnent « bien », chacun avec son propre rythme et ses allitérations internes, accomplissant en quelque sorte dans la matière de la langue les vibrations de sens portées par ce concept spécifiquement pessoen.
En 1988, on pouvait se poser des questions sur la pertinence de la traduction, trente ans après c’est tout simplement absurde. Le mot s’est répandu partout, s’intégrant sans effort à la langue française. En ce mois de mars 2020, au moins treize ouvrages, dans toutes sortes de domaines hors Pessoa (biographies, religion, musique, roman, reportages), sont disponibles en librairie avec un titre comportant les mots « intranquillité » ou « intranquille ». Une librairie de Besançon créée en 2015 s’appelle L’Intranquille ; un festival de musique lyonnais Les intranquilles ; une revue littéraire, créée en 1992, L’intranquille (« Libre contribution à la critique de la servitude et de la désappartenance »), une autre (haïtienne) créée en 2015 IntranQu’îllités. On ne compte plus les articles de journaux, les romans, les essais, les spectacles (danse, théâtre) qui l’utilisent désormais couramment. Même la chanson (Intranquillité de Christine & The Queens) et la musique contemporaine (Intranquille, album jazz de Sylvain Luc) s’en sont emparées… Et quel que soit le domaine où il apparaît, le terme renvoie aussitôt au desassossego pessoen, avec toute sa polysémie, comme le mot spleen est à jamais chargé de son usage par Baudelaire. C’est la force de l’intranquillité, dont le choix a fortement participé au succès du livre en France. Quand il s’agira de traduire intranquillité vers le portugais, c’est le mot desassossego qui s’imposera. L’intranquillité a été une splendide trouvaille, qui a enrichi et irrigue désormais la langue française et la littérature francophone.
Michel Chandeigne
[1] L’anecdote est narrée en partie dans le n° 710-711 de la revue Europe sur Fernando Pessoa de 1988, p.149, Bréchon me l’a racontée plus en détails par la suite.
[2] Les deux éditions de référence sont aujourd’hui celle de Richard Zénith (Assírio e Alvim, 1998, dernière éd. remaniée en 2018) et de Jerónimo Pizarro (Tinta da China, 2014). La première a une organisation thématique et chronologique, la seconde tente une organisation purement chronologique, avec un choix des fragments légèrement plus restrictif.
[3] Le vent tourna vite : les Œuvres poétiques de Fernando Pessoa – c’est-à-dire ne comportant ni Le livre de l’intranquillité, ni les autres proses –, ont été publiées par Gallimard en Pléiade en 2001, édition établie et annotée par Patrick Quillier. Les ventes dépassent 12000 ex. à ce jour.
[4] Nous n’ajoutons que quelques notes à ce sujet brillamment développé par Régis Salado dans une émission de France-Culture. L’Inquiétude (Les chemins de la Philosophie, par Adèle van Reeth, épisode 3 : « L’impossible tranquillité de Fernando Pessoa », le 16/5/2018). À savourer en podcast.
[5] Apparu à la fin du XIXe siècle. Titre d’un film de Manoel de Oliveira (1998).
[6] Par exploration rapide, mais non exhaustive, des PDF disponibles.
[7] R. Bréchon, Pessoa, le poète intranquille, Aden, 2008 op. cit., p. 7. En revanche, on ressent davantage cette négation dans l’intranquillité, parce qu’il est « une création verbale », inhabituelle à l’oreille.
[8] Le mot tédio (ennui) revient en effet… 146 fois dans le Livro do desassossego.
[9] P. Quilllier, « L’énergie de l’intranquillité » in Pessoa, l’intranquille, Bourgois, 2011, p. 97-120.
[10] R. Bréchon, op. cit.,p. 8.
[11] Richard Zénith, « Naissance et devenir du Livre de l’intranquillité », in Pessoa, l’intranquille. op. cit.
[12] « Jours de silence » in Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, Fata Morgana, 1978.
[13] Émergences-Résurgences, Skira, 1972, p. 13.