De l’“antisémitisme” ibérique Au cœur des cinq essais de Yosef Hayim Yerushalmi : la survie du peuple juif et les persécutions contre les séfarades d’Espagne du XVIe au XVIIIe siècle.
La question de la survie du peuple juif, celle de l’“antisémitisme” ibérique antisémitisme racial avant la lettre? -, peuvent servir de fil conducteur aux cinq essais rassemblés dans cet ouvrage. Tous portent sur les séfarades d’origine hispano-portugaise, “nouveaux-chrétiens” et marranes (juifs convertis dont un certain nombre continuèrent à pratiquer leur religion eh secret), après l’expulsion d’Espagne en 1492 et leur conversion forcée au Portugal en 1497. C’est à une série de coups de sonde dans les arcanes de cette expérience particulière que procède ici, dans un style toujours remarquable d’intelligence et de clarté, l’Américain Yosef Hayim Yerushalmi, qui se définit lui-même comme “un historien des juifs qui n’appartient à aucune “école” et qui ne privilégie aucune méthode particulière”. Ce qui frappe surtout chez l’auteur de Zakhor (Gallimard, 1991) c’est la virtuosité avec laquelle il se tourne vers le passé sans perdre de vu ses résonances contemporaines ni tomber dans l’anachronisme. On le voit dans la monographie qu’il consacre ici au pogrom de Lisbonne en 1506, retracé à partir d’une œuvre énigmatique Le Sceptre de Juda, de Salomon Ibn Verga. Ce qui intrigue surtout Yerushalmi dans ce récit, c’est l’exaltation constante de la bienveillance des rois et de la papauté présentés comme protecteurs naturels des juifs. Position d’autant plus étonnante qu’elle est postérieure à l’expulsion d’Espagne! Verga persiste ainsi à attribuer la responsabilité exclusive des calamités qui s’abattent sur le peuple juif à la montée de l’hostilité populaire (au “vulgaire”) et au fanatisme religieux du bas clergé. Un des grands mythes structurant de l’élite juive de l’époque apparaît là dans tout sa splendeur. Une élite qui, en Espagne plus que partout ailleurs, a placé sa confiance dans la monarchie. Comprendre la force de ce mythe est d’autant plus essentiel que celui-ci éclaire la mentalité de ces “nouveaux chrétiens” restés au Portugal après le massacre, bientôt otages de l’Inquisition. “Prisonniers de leurs propres archétypes” ceux ci étaient-ils incapables de tirer la leçon de leurs malheurs? Yerushalmi ne le dit pas, mais le lecteur est tenté de voir dans cette incapacité à concevoir l’idée même d’un plan concerté de persécution venu du sommet de l’Etat une constante de l’histoire juive, laquelle expliquerait une certaine vulnérabilité aux tragédies du XXe siècle… Le cas Spinoza De la péninsule Ibérique à la Hollande du XVIIe siècle, Yerushalmi s’intéresse ensuite à Spinoza. Moins au philosophe qu’à l’individu né au sein de la communauté juive portugaise d’Amsterdam, prénommé Baruch jusqu’à son ex-communication. La démarche rappelle celle de son livre de 1993 sur “l’homme Freud” (Le Moise de Freud Gallimard, “Le Monde des livres” du 9 juillet 1993) et sur les rapports de cet autre penseur, dit de la “modernité juive” avec la Tradition. L’arrière-plan séfarade de Spinoza serait crucial selon Yosef Yerushalmi, pour comprendre ce passage du Traité théologico-politique (1670) où le philosophe soutient que le peuple juif ne doit sa survivance qu’à “la haine des nations” et non à son élection divine. Or, ce propos révolutionnaire, Yerushalmi le tient pour emblématique du mépris dans lequel Spinoza, conscient des enjeux de son attaque, tenait ses anciens coreligionnaires. Yerushalmi révèle que Spinoza s’est inspiré ici de la polémique, qui faisait alors rage, sur l’application en Espagne des fameux statuts dits de “pureté du sang”. Ces textes instituaient un nouveau critère discriminatoire fondé non plus sur la foi, mais sur l’origine familiale. Tragique ironie du sort: la société espagnole du XVIe au XVIIIe siècle, confrontée à un “ennemi” désormais “insaisissable”, cherchait à se “venger” ainsi des juifs “infiltrés” en son sein par le biais de la conversion. Quand Spinoza affirme que c’est la haine qui assure la survie des juifs, il ne ferait, à en croire Yosef Yerushalni, que reprendre à son compte l’argumentaire de ceux qui stigmatisaient alors les effets pervers de cette législation raciale, au motif que, loin de hâter la résorption des juifs dans la société, celle-ci ne faisait que les maintenir dans leur foi. Or cette conception de Spinoza va exercer une considérable influence, à la veille de la Révolution française, lors du débat sur l’émancipation. On retrouve-là un Yerushalmi qui, fidèle à sa vision individualisée de l’identité juive (on se “choisit” juif, on ne le devient pas “par les autres”), ne cesse de s’interroger sur les modalités d’une sortie de la Tradition qui n’échouerait pas dans la vision d’un judaïsme imposé du dehors… Ce va-et-vient entre histoire ancienne et histoire moderne le conduit enfin à mettre au jour certains parallèles entre les réactions à l’assimilation des juifs dans la péninsule Ibérique et dans l’Allemagne moderne. Ebauche comparative qui mériterait d’être creusée, et qui amène l’auteur à récuser la thèse d’une coupure entre l’antisémitisme prémoderne, en particulier religieux, et l’antisémitisme racial, tenu pour moderne et laïque.