Un Japonais à la cour de l’Impératrice rouge L’odyssée du marchand Kôdayû à travers la Russie de Catherine II
RÊVES DE RUSSIE (Oroshia koku suimutan) de Yasushi Inoué. Traduit du Japonais par Brigitte Koyama-Richard, Phébus, 290 p., 19,50 euros.
NAUFRAGE ET TRIBULATIONS D’UN JAPONAIS DANS LA RUSSIE DE CATHERINE II (1782-1792) (Hokusa Bunryaku), de Hoshû Katsuragawa. Traduit du japonais par Gérard Siary, éd. Chandeigne, 432 p., 32 euros.
Les hasards de l’édition réunissent deux points de vue sur le passionnant destin du marchand japonais Kôdayû, qui défraya les chroniques européennes du XVIIIe siècle et permit la connaissance mutuelle des moeurs russes et japonaises, grâce à son double témoignage auprès de la grande Catherine, qui le reçut à plusieurs reprises, et auprès du shôgun, à son retour. L’auteur du Fusil de chasse consacra, comme on le sait, de nombreux romans à des personnages historiques, chinois et japonais. Lorsqu’il s’intéressa au séjour que Kôdayû fit, entre 1782 et 1792, en Russie, il disposait de nombreux documents, en français, en russe et en japonais. L’un d’eux, à présent traduit, est le rapport que le médecin Katsuragawa, savant particulièrement ouvert sur l’Occident (on lui doit l’introduction au Japon des techniques chirurgicales hollandaises et de nombreuses études linguistiques et géographiques) fit des entretiens du voyageur avec le shôgun, et des nombreuses informations qu’il fournit sur la vie et la politique russes. C’est un contrepoint édifiant du roman d’Inoué, particulièrement rigoureux et respectueux de la vérité historique. Renonçant à romancer les événements déjà suffisamment spectaculaires du naufrage de Kôdayû et de son long apprentissage de la langue et du mode de vie dans la Russie tsariste, il s’en tient à une sorte de froide chronique, où l’émotion ne perce que rarement.
Rencontre féconde
Kôdayû était un marchand lettré. Aussi son naufrage fut-il l’occasion d’une rencontre particulièrement féconde. En dépit de grandes difficultés de communication et de problèmes d’accoutumance, Kôdayû devait profiter pleinement de séjour forcé, successivement dans la presq’île de Kamtchatka, proche du Japon, à Irkoutsk, près du lac Baïkal, et à Saint-Pétersbourg. La rencontre d’un savant minéralogiste Laxman, qui lui offrit accueil et amitié, lui permit de présenter à Catherine II la requête d’un retour au pays. Soucieux de conserver une distance austère par rapport à son sujet, Inoué évite tous les écueils des romans historiques, c’est-à-dire les stéréotypes psychologiques et les clichés anecdotiques. L’un des rares épanchements qu’il se permet est occasionné par une scène de famille à laquelle assiste Kôdayû, chez son hôte, un soir de Noël 1789. Voyant le jeune Adam Laxmann retrouver ses parents et ses frères et sœurs après une longue absence, Kôdayû s’abandonne à la nostalgie des siens: «Maintenant que leur existence lui revenait en mémoire, il lui semblait avoir touché à quelque chose d’effrayant, auquel il fallait échapper. Il s’était fait un devoir d’oublier, et c’est grâce à cet effort qu’il avait pu continuer à survivre jusque-là sans perdre sa sérénité. Il avait refoulé tout souvenir.» Mais l’enjeu du livre n’est pas l’approfondissement psychologique d’un exilé ou d’une solitude (contrairement aux romans de Shûsaku Endô, qui mettent en scène missionnaires et voyageurs au cœur d’un malentendu culturel). C’est la rencontre bienveillante d’esprits éclairés et curieux, hors de tout contexte guerrier et passionnel.
Réné de Ceccaty