La poésie brésilienne est trop ignorée et il faut se réjouir de la publication de ces excellentes traductions, en édition bilingue, de deux noms essentiels dans la trajectoire de cette poésie au XXe siècle. Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) est sans doute la figure la plus imposante de sa génération avec Manuel Bandeira en amont et João Cabral de Melo Neto en aval.

Bandeira a été partiellement traduit voilà quarante ans chez Seghers dans une édition épuisée, Cabral ne l’a jamais été et c’est une lacune incompréhensible. La tâche n’est pas aisée et il faut des traducteurs avisés et inspirés, maîtrisant la langue et habités d’un sûr instinct poétique. Ariane Witkowski, trop tôt disparue, à trente ans, en 2003, avait fait sa thèse sur Naître et mourir au Minas Gerais, étude de sept récits d’enfance autobiographiques brésiliens au XXe siècle.

Une large part de la poésie de Drummond s’enracine dans son Minas natal, son enfance provinciale, la nostalgie de la fazenda paternelle et du foyer familial. Mais fonctionnaire exilé à Rio, il affronte les défis de l’Histoire et du temps, la guerre, les dictatures, la peur, dilacéré entre solitude et participation, nostalgie et utopie, entre «le chemin perdu de l’innocence perdue» et «l’inutilité de naître». La guerre, les cris des morts, ceux que «la mort a surpris par traîtrise» font contrepoint à un humour triste et l’ascendant de Supervielle marque un moment cette poésie où le bœuf s’arrête devant sa porte et le transporte au Pays Profond. «Comme un présent» est un essai de dialogue avec le père mort proche encore du «portrait» de Supervielle. «Cela sort de la brume, des mémoires, des coffres pleins à craquer.» Une même «gaucherie» de «hors venus», une même tonalité en mineur («Je ne recherche pas les grands timbres orchestraux, le soir qui tombe me suffit»).

Mais Drummond fait écho également, dans une posture civique sinon militante, aux espérances et aux désillusions de son pays et de son continent, entre la «Rose du Peuple» et le «Sentiment du monde», chaque fois plus dysphorique, l’élan retombant vite dans le vide, la perte, la négativité. Poète «national», malgré sa réserve et son scepticisme, il apparaît comme un des pères fondateurs dans la construction d’une tradition littéraire brésilienne.

C’est ici qu’il faudrait situer Cabral, le grand absent en français; rappeler le rôle considérable de la poésie concrétiste dans les années 1950/60, dernière grande utopie avant-gardiste avec les frères Campos, et la réaction de la «poésie marginale» d’où vient A. C. César. Le jalon important dans cette trajectoire est Ferreira Gullar (1930), poète à la jonction de ces chemins croisés et cependant souverain dans son insularité rayonnante. Dans la nuit véloce a été publié en bilingue par les éditions Eulina Carvalho, à qui l’on doit déjà une Anthologie de la poésie romantique brésilienne, pareillement bilingue. sur les problèmes que pose toute traduction de la poésie, ni regretter qu’on force ici la rime sans respecter le mètre. On se félicitera d’une aussi courageuse entreprise dans le désert éditorial français. Benjamin Péret saluait dès 1956 la poésie de Gullar, traduisant quelques vers de «La lutte corporelle». La poésie est pour celui qu’on a défini comme «le dernier grand poète brésilien», «un désastre en cours, un tumulte, un vacarme»; «Poésie passion révolution», le trépied surréaliste. Traversant l’expérimentation formelle néo-concrétiste, l’infléchissant dans une lecture plus phénoménologique que linguistique, il reprend la tradition de la littérature de cordel, la chanson populaire et militante, pour y chanter son peuple source, matière et fin de poème. Dernier poète «inspiré» il retrouve la tradition du haut lyrisme, et la voix se fait poignante dans les derniers poèmes sur la mort, où ce poète de l’insomnie revit dans une ode à Rilke, ce «sommeil de personne sous tant de paupières».

La «poésie marginale» fut, sous les années de plomb de la dictature militaire, entre 1964 et 1980, une manière de néo-dadaisme fait de dérision du quotidien, amère et désabusée, elliptique ou allusive, subjective et souterraine, «miméographique». Poésie «pauvre», qu’on peut lire dans les deux sens du terme. Image d’une société pire? Désertion désespérée sur un repli hédoniste ou sarcasme comme un râle ou un sanglot réprimé. L’œuvre brève à l’image d’une vie brisée d’Ana Cristina César (1952-1983) transcende le pari et le risque de cette poésie sans horizon. Elle s’inscrit dans cette veine de l’oralité, du prosaïque, de l’intime sans s’abandonner aux facilités de l’immédiat, ni dans la confession, ni dans l’écriture. Sa poésie est avant tout une exploration: du dedans, proche de Michaux, de Émergences-résurgences ici explicitement disséminé; des conditions de l’autobiographie contre la spontanéité «marginale»; de la subjectivité contre le vécu immédiat, du décentrement existentiel: «Autobiographie, non-Biographie» et, finalement, de l’artifice contre l’abandon au fil de l’inspiration «marginale», qui serait la dernière ruse où se dissimuler et peut-être se livrer; une manière de perversité très post-moderne contre la naïveté  marginale» d’une transparence à soi et à l’écriture gagée sur le «vécu». Traductrice de Greimas, lectrice très attentive de Barthes, Foucault, Deleuze, préparant une thèse sur la traduction à partir d’une nouvelle de Katherine Mansfield, dont le nom court ici en filigrane, c’est la notion de genre littéraire que cette œuvre met