Il en a de la chance, cet auteur qui fut célèbre et qui est oublié. Bossuet l’a approuvé, Voltaire l’a imité, les hommes des Lumières s’en sont inspirés, les républicains anticléricaux du siècle dernier s’en sont nourris. Et aujourd’hui on republie, dans une très savante et très jolie édition, très bien illustrée, le livre qui fit jadis sa gloire : la Relation de l’Inquisition de Goa.
Il s’appelait Charles Dellon. C’était un médecin du temps de Molière, né à Agde en 1650, et bon catholique, quoi qu’on en ait dit. A dix-sept ans, il s’est embarqué à Port-Louis comme second chirurgien sur un vaisseau qui partait pour les Grandes Indes. De retour en France après bien des tribulations, il a pris ses grades est devenu médecin du prince Corti l’a accompagné dans son expédition en Hongrie. Il s’est marié avec la fille d’un riche boucher de Paris et s’est fixé derrière Sait Paul. Il est mort vers 1710. Il avait publié une Relation d’un voyage des Indes orientales dédiée à Mgr l’Evêque de Meaux et un Traité des maladies particulières aux pays orientaux, ouvrages alors fort estimés l’un et l’autre. Mais son plus grand succès, véritable best-seller, publié en 1867 et presque aussitôt traduit en néerlandais, en allemand et en anglais, c’est le récit des quatre terribles années qu’il a endurées aux mains de l’Inquisition portugaise qui l’a trimbalé de Daman à Goa, de l’Inde au Brésil, du Brésil à Lisbonne.
“Dellon fut un aventurier, disent Charles Amiel et Anne Lima, ses éditeurs d’aujourd’hui, qui allie à de longues études une langue rapide. Aux Indes il ne pouvait rester en place. Il a voyagé et exploré en canot, à pied, en char à bœufs… Il a connu les périls de la mer, les attaques des pirates les négociations diplomatiques, la guerre, le grand commerce, les petites affaires, la beauté des femmes de l’Inde, la jalousie des maris et des rivaux.”
Le gouverneur de Daman, pour le malheur de Dellon, était de ces rivaux. Sur une fausse accusation il l’a fait arrêter et livrer aux hommes de l’Inquisition, redoutable police de la foi et des mœurs. Comment il souffrit et se raidit dans le malheur, comment il succomba par deux fois à la tentation de s’ouvrir les veines, comment il apprivoisa des rats pour ne pas devenir fou de solitude, sa condamnation, sa marche au supplice, les bûchers, l’autodafé, tout cela a passionné, tout cela aujourd’hui encore saisit et épouvante.
Dellon raconte vite et bien. A-t-il dit vrai ? Lesage et Sterne n’en ont pas douté, Gil Blas et Tristram Shandy le démarquent. Montesquieu lui aussi lui a fait confiance et sa Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et du Portugal reprend le même procès. Sans même parler de Bayle, de Beccaria, de Morellet, de d’Alembert. Tous les esprits avancés du XVIIIe siècle ont puisé dans la Relation de l’Inquisition de Goa des armes contre le fanatisme.
C’est que Voltaire l’a dit : “On se lasse à la fin d’être brûlé.” Toutes les pages de Candide où Pangloss et son disciple affrontent l’Inquisition viennent en droite ligne du récit de Dellon. Ainsi que bien d’autres pages encore dans l’Histoire des voyages de Scarmentado ou La Princesse de Babylone et maints autres contes.
Mais tout cela fait-il que Dellon ait dit vrai ? Charles Amiel et Anne Lima, qui ont tout étudié honnêtement, le pensent. Leur avis a du poids. Peut-être en saura-t-on davantage un jour puisque Jean-Paul II a décide d’autoriser la consultation des archives du Saint-Office de 1542 à 1903. En attendant, le débat reste ouvert. Les modernes éditeurs de Dellon le lavent du reproche de forgerie jadis lancé par des clercs outrés. Mais on s’inquiète en voyant Michelet ou Quinet s’emparer de ce témoignage pour en faire une machine de guerre contre la papauté et réduire l’Eglise aux excès de l’Inquisition. On peut s’en faire une idée infiniment plus nuance en rouvrant le grand livre de Bartolome Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. On y voit avec quels perpétuels scrupules quelle heureuse lenteur, quels doutes et quelle conscience les inquisiteurs espagnols réglaient le cas des renégats pris sur les galères barbaresques ou revenus de leur plein gré en terre chrétienne. Il est vrai, et Charles Dellon lui-même le disait, que l’Inquisition espagnole plus rigoureuse que la papale, l’était beaucoup moins que la portugaise.
Le débat n’est pas nouveau. Les contemporains de Charles Dellon s’y affrontaient déjà et on y voit mêlés deux étonnants voyageurs qui lui ressemblent beaucoup mais qui n’ont pas le même avis: Robert Challe et le révérend père Labat.
Robert Challe, écrivain du roi, romancier, philosophe, que Frédéric Deloffre a remis il y a peu à sa place, et elle est importante, écrivait Dans son Journal d’un voyage fait aux Indes orientales: Tous ceux qui, comme moi, ont été en Portugal, savent que ce n’est plus la religion de Jésus Christ qui y prime, mais seulement celle des moines, qui la font consister en reliques, en images en confréries; en cordons, en chapelets et autres babioles condamnables par leur excès qui étouffe la parole du Sauveur. C’est l’indigne et exécrable tribunal de I’Inquisition qui entretient, multiplie et fomente ces abus. Il ne faut que lire ce qu’en écrit un savant capucin, qui a pensé être grillé, et qui se plaint de l’ignorance des juges aussi bien que Dellon.
Dominicain intrépide et allègre que Paul Morand admirait beaucoup le P. Labat ne se faisait pas la même idée de l’Inquisition et des récits de Dellon : “Les prisons… ne sont ni sombres. Ni affreuses, comme certaines gens malintentionnées ou mal informées le publient… Tous ceux qui sont criminels seraient heureux de tomber en des mains aussi charitables que celles des officiers du Saint-Office. On n’y voit point la mort du pécheur, mais sa correction, quoi qu’en ait dit l’imposteur Dellon dans sa relation de l’Inquisition de Goa.”
Il est vrai que le bon père se montrait assez peu sensible à la souffrance du prochain. Ainsi dans ses Voyages aux Isles d’Amérique, parlant des Anglais de la Barbade, il écrivait tout uniment : “Ils font mourir leurs nègres… Il est vrai qu’ils les ont eus très bon marché. ”Sans doute envers Dellon aussi manquait-il un peu de charité chrétienne.
François Crouzet