Qui se souviendra de la femme poignardée d’Anacleto Justino, ou de Lua Cambará la mulâtresse sanguinaire, condamnée à errer sans trouver l’amour ? Comment le temps s’écoule-t-il pour Otacílio Mendes, homme blasé qui s’entête à répéter la comédie de son suicide, ou pour Delmira et ses filles, réduites à saisir les rumeurs du village et les déambulations d’un cirque depuis les murs derrière lesquels les a confinées l’homme de la maison ? Par quelles ressources secrètes de l’esprit et du corps les êtres parviennent-ils à survivre dans l’arrière-pays peu clément et très aride du Nordeste brésilien ? Ronaldo Correia de Brito nous livre des nouvelles du sertão, terre où tout se sait et tous se taisent, et où le moindre événement prend l’ampleur d’un bouleversement géologique. Dans cet univers, il y a d’abord les personnages qui attendent la mort debout, comme le Vieux qui, pas plus qu’il n’a refusé l’hospitalité à un meurtrier en cavale, ne la refusera aux soldats qui viendront le punir, et ceux qui s’opposent de tout leur être à la lente destruction des choses, qu’il s’agisse de la vieille femme au piano désaccordé, égrenant sa généalogie prestigieuse comme un chapelet dérisoire, ou de la mère immobile dans le hamac qu’elle veut pour linceul. Les autres, les hommes, les forts, les fils, les assassins, s’enfuient vers les villes et le littoral. Avec un sens implacable du rythme, de la cruauté et du mystère, l’écrivain brésilien noue et dénoue des destins, convoque des fantômes qui pèsent plus lourd que les vivants, frôle la magie pour mieux revenir au quotidien des paysans, des gitans, des filles, des frères. De nouvelle en nouvelle, son recueil gagne une force poétique indéniable, notamment grâce au ciselage de la parole. Les mots échangés par les personnages sont rares ; même anodins, ils acquièrent de ce fait une intensité dramatique extrême, comme dans deux des nouvelles les plus réussies, « Tourbillon » et « Cícera Candoia ». Dans la première, la même phrase insignifiante répétée, « Avec les gitans », devient peu à peu le refrain lancinant qui déterre un mensonge du passé ; dans la deuxième, le récit innocent d’une mère à sa fille se mue en annonce du plus grand sacrifice. De cette variation des situations et des tonalités émane une impressionnante musicalité.

Chloé Brendlé

Matricule des Anges

Avril 2013