Onirisme: L’écrivain mozambicain repart à la pêche aux voix et aux hallucinations.
Au fil de Couto.
Mia Couto, Le dernier vol du flamant. Traduit du portugais (Mozambique) par Élisabeth Monteiro Rodrigues, Chandeigne, 206 pp., 20 euros.
Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre. Traduit par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Albin Michel, 273 pp., 22,50 euros.
L’ONU est une créature qui dit les mots bleus à des pays qui n’en veulent pas. Mais que se passe-t-il quand le sexe d’un de ses casqués apparaît seul, sans son corps, au milieu d’un village du Mozambique? Quand les couilles d’un autre, «plus grandes que celles du gnou», c’est un prêtre qui le dit, volent au-dessus d’un arbre et atterrissent sur la route nationale? Et quand les suivent trois autres appendices «de sexe majusculin», c’est une pute qui parle? Eh bien, un envoyé de l’ONU arrive, un italien nommé Risi. Et sa pauvre vertu égarée enquête, frite et roulée comme un nem dans les souvenirs, les mensonges et les hallucinations locales.
On est dans les années 1990. La guerre civile est finie, les soldats étrangers ont changé. Aux anciens, ceux des pays frères et communistes, il fallait faire belle figure pour justifier leur combat. Aux nouveaux, il faut montrer misère pour obtenir de l’aide. L’administrateur du lieu écrit: «L’enfer ne supporte plus autant de démons. Les excédents sont accueillis ici sur terre. Et nous, les anciens révolutionnaires, faisons partie des excédents. De socialistes trompeurs, nous sommes passés capitalistes trompés. Car si auparavant j’avais des doutes, maintenant j’ai des dettes.» Cet administrateur n’a pas tort. Il est également incapable et corrompu.
Repentances. Restent les mines, qui font sauter les corps et préservent les sexes comme Dieu sauvait les âmes, et les fantômes, omniprésents, d’une sagesse bavarde et pertubante comme toujours chez Mia Couto. On marche sur les unes, on couche avec les autres: c’est la vie. Mais l’ONU voudrait des explications rationnelles, des coupables, des repentances administrées. La pute du village n’a donc pas tort de dire à l’envoyé italien: «Des milliers de Mozambicains sont morts, jamais nous ne vous avons vu ici. Maintenant, cinq étrangers disparaissent et c’est déjà la fin du monde?» C’est le rôle de l’ONU d’arriver après la bataille, quand les faibles ont perdu.
Le roman date déjà un peu, il s’appelle Le dernier vol du flamant. Le titre vient d’un conte qui se trouve dedans. On dit là-bas que lorsqu’un pêcheur s’égare en mer dans la tempête et dans la nuit, le cri rauque des flamants le sauve en guidant. C’est pourquoi on le surnomme, comme une bouée, le «sauve-vie».
Oscar Wilde. De livre en livre, le Mozambicain Mia Couto part à la pêche aux voix, se perd, suit des flamants: chaque roman sur lequel il embarque, et nous embarque, est un lieu de passage, un Styx. Il n’est pas large et on voit loin, puisque «la mort est une terrasse très étroite». Ses défunts, contrairement à ceux d’Ulysse, ne reviennent pas pour se plaindre. Ils portent la mémoire, les sensations, la vie. Parfois, ils en savent trop pour ne pas être exaspérants. Parfois ils sont espiègles et désemparés comme un revenant d’Oscar Wilde, un pauvre type qu’on écoute plus. L’écrivain est leur intercesseur par le biais du narrateur, ici traducteur du village, ailleurs enfant. Comme le dit un dicton peut-être inventé: «Je fournis les voix, tu fournis l’écriture.» Les mots passent des morts aux vifs, des vifs aux morts, à dos d’encrier et de mulet. C’est une mission, ou un contrat: clandestinité et contamination.
Pour l’effectuer, Mia Couto a créé sa langue – car il en a bien créé une. Elle traverse les cultures comme il franchit ses frontières, de l’histoire que les gens vivent à celle dont ils rêvent: la sève des récits africains irrigue et transforme l’écorce du portugais. Ce n’est pas un artifice, mais une nécessité. Les romans sont souvent simples, légers mais ils vivent comme leurs personnages, d’être perturbés par les images, l’onirisme, la matière de la phrase. Les mots semblent souvent ramassés sur les bords du chemin, comme les objets abandonnés que l’on voit luire au loin, et l’on se dit que, sans eux, ce chemin n’existerait pas.
Quelques vers du poète portugais Herberto Helder (qui couvrit comme journaliste la guerre d’Angola) expliquent cet art poétique du roman: «La mort, c’est passer, comme en rompant un mot, à travers la porte, vers un mot nouveau.»
Les néologismes et les trouvailles métaphoriques illuminent la page comme des ampoules-fantaisie dans certains bars de Maputo. Elles viennent (ou paraissent venir) du folklore de l’un des trente langages du Mozambique. Elles ont ce qu’il faut de kitsch et d’émerveillement. Leur vérité prend par surprise, poussant là où tout a brûlé. Paradoxe de l’écrivain, qui doit faire table rase pour que tout revienne librement – et d’abord l’histoire de son pays: «Le chasseur met le feu dans les champs où il passe. Je fais de même avec le passé. Le temps déjà vécu je le tue.» C’est ici un presque mort qui parle, ou plutôt qui écrit, dans un autre roman de l’auteur publié il y a six mois: Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre.
Les trouvailles peuvent être physiques: «L’homme en resta avec la bouche sur la nuque.» «Le militaire est sorti, les chevilles devant les pieds.» Elles peuvent être amusées, comme lorsque ce mari, révolutionnaire dégoûté, dit à sa femme après l’indépendance: «S’il s’agit d’acclamer un drapeau, je choisis l’arrondi de ton ventre.» Les personnages de Mia Couto n’ont pas d’illusions sur l’avenir du Mozambique, ni même sur son passé. Mais l’illusion – profonde, fondamentale – est plus forte que leurs doutes: elle déborde les clôtures.
Héron. Les dictons locaux, qu’il place en tête de chapitre ou qui envahissent le récit, résument cet humanisme noué par le langage. Ils semblent nés des lieux que Mia Couto imagine, mais peuvent aussi bien venir du folklore mozambicain: on n’en sait rien. Comme le d