« Tupi or not Tupi that is the question. » Effronterie pure qui fait de l'anthropophagisme culturel le broyeur implacable des plus solides inhibitions. On la doit au poète Oswald de Andrade, dans son manifeste culte de 1928. La poésie brésilienne entrait alors dans la modernité, emboîtant une fois de plus le pas à la vieille Europe, mais cette fois-ci les coudées franches. Elle prend enfin un malin plaisir à déglutir l'héritage étranger sans arrière-pensée, à mastiquer allègrement tous les -ismes passés, présents et futurs, sans plus se soucier de savoir si elle sera taxée de littérature de première main ou de seconde zone. Pour tailler dans le vif cette beauté fraîche et changeante, les poètes revendiquent leurs propres « dentitions » qui, à l'instar de leurs ancêtres indiens tupi-guarani dévorant l'ennemi blanc pour en acquérir les vertus, ne feront qu'une bouchée du modèle occidental. Sous couvert de primitivisme sauvage, l'intuition reprend ses droits particuliers et Oswald de Andrade, en tenant la sujétion culturelle au collet, la remet à sa place et en bonne perspective : « Seul m'intéresse ce qui n'est pas à moi. Loi de l’homme. Loi de l’anthropophage. »

Par un juste retour des choses, c'est désormais au lecteur français de se prêter au jeu de l'assimilation de l'Autre, en l'occurrence quatre siècles de poésie réunis pour la première fois dans une copieuse anthologie bilingue. Tout comme Oswald de Andrade, dans l'ardeur de son cannibalisme littéraire, aspirait à dépasser la dualité boiteuse du national et de l'étranger, de l'autochtone et du colonisateur, il est presque inévitable qu'un lecteur de I 'autre bord ne rencontre pas lui aussi ce genre d'écueil.

Cambrure. Celui, par exemple, de promener dans cet ouvrage un œil baladeur et impérieux, comme un alchimiste faisant le tour d'un laboratoire exotique pour détecter les ingénieuses mutations des avant-gardes transplantées sous les tropiques. Ou, à l'opposé, celui de vouloir flatter dans le métissage d'un poème la cambrure pouvant être estampillée « Brasil ».

Pour étouffer dans l'œuf ces ascendants nuisibles, Max de Carvalho, directeur de la publication, a fait le choix d'une présentation dépouillée. Hormis le découpage chronologique, le lecteur novice est judicieusement laissé démuni et l'esprit curieux renvoyé en toute fin de volume pour l'appareil critique, notamment des biographies particulièrement soignées. On appréciera d'autant mieux la liberté de lecture offerte par cette anthologie lorsqu'on s'apercevra que les poètes laissant le plus vif souvenir sont ceux qui ont été rétrospectivement jugés inclassables. À commencer par celui surnommé « Bouche d'enfer », tenu pour le premier grand poète national, le baroque Gregório de Matos, dont la verve satirique et la franche indécence déboussolaient la bienséance du XVIIe siècle et qui, avec la même lucide faconde, était aussi capable de faire volte-face pour racheter sa vie dissolue dans un élan dévot.

Râle. Les plus beaux morceaux de la poésie brésilienne sont dus à ce genre d'inflexibles marginaux, pas toujours maudits, pas nécessairement écartés du débat sur l'émancipation de leur pays mais qui, en matière d'originalité, ne s'en laissent jamais conter par les fantasmes collectifs. Ce sont des « séismes clandestins », d' après le mot du concrétiste Haroldo de Campos sur le « cas Souzândrade », poète du dernier romantisme qu'il tira de l'oubli dans les années 60, révélant un visionnaire de la décadence moderne et son odyssée prophétique faisant déjà étape dans « l’'Enfer de Wall Street ».

Augusto dos Anjos est un autre exemple, en plein Parnasse mille fois singé et soporifique, d'un poète trop obnubilé par ses poussées hallucinatoires, ses convulsions morbides et sa névrose trempée de théories scientifiques pour se demander si elles tiennent du modèle ou de la copie. II en reste un unique recueil, Eu (« Moi »), où se tordent si bien de curieuses influences qu'il en sort un râle fantasque sans équivalent.

Dans le panorama grouillant du XXe siècle, Ferreira Gullar tranche avec la transe limpide de son chef-d'œuvre, le « Poema sujo » (« Poème sale ») d'une centaine de pages, écrit en exil et passé entre toutes les mains des opposants à la dictature. Sans oublier le géant de ces lieux, Carlos Drummond de Andrade, dont la réputation n'est plus à faire.

LOUISE DE CRISNAY