Depuis de nombreuses années, les éditions Chandeigne portent haut le flambeau de la littérature de voyage. Les écrivains français, portugais, anglais, allemands du XIVe jusqu'au premier XVIIIe siècles s'y côtoient avec bonheur dans la collection La Magellane. Certains de ces textes se voient aujourd'hui republiés dans une édition de poche d'une qualité remarquable. C'est le cas des Singularités de la France antarctique (1557) d'André Thevet (1516-1590), dont Frank Lestringant, un des meilleurs spécialistes de la question, offre ici une édition exemplaire. Respect du texte intégral légèrement modernisé ainsi que des gravures originales de B. de Poisduluc, introduction enlevée, annotations érudites et bibliographie mise à jour : tout est fait pour satisfaire un lectorat exigeant. Parmi les premiers récits de voyage au Brésil, celui de Thevet se retrouve dans une situation paradoxale. Publié dès 1557, à la suite de la fameuse expédition organisée par le chevalier de Villegagnon, l’ouvrage profite de la mode brésilienne entretenue en France depuis plusieurs années. Il connaît un succès immédiat mais, concurrencé par la version de Jean de Léry, il a cependant été petit à petit relégué à l’arrière-plan. S’ils n’ont fait en réalité que se croiser, tout oppose les deux hommes. Le moine cordelier (bientôt défroqué) et l'étudiant en théologie (bientôt pasteur) vont en effet se vouer une véritable haine. L'antagonisme social, politique et spirituel se double très vite d'une différence de fortune. Admiré par la Pléiade, Thevet devient historiographe et cosmographe du roi. Il représente une doxa géographique et « ethnologique » que J. de Léry n'aura de cesse de contester d'une édition à l’autre de son Voyage. Or la postérité semble avoir tranché en sa faveur. Le récit du pasteur genevois constitue en effet aujourd’hui un classique de la littérature de voyage, qui a reçu la caution de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss et a inspiré romanciers (Rouge Brésil de Jean-Christophe Ruffin) et cinéastes (Qu’il était bon mon petit français de Nelson Pereira Dos Santos). Ce n'est pas le cas du récit d'A. Thevet en dépit de toutes ses qualités. Peut-être plus livresque et moins proche du terrain, le monde – c'est-à-dire le Brésil et les pays du Nouveau Monde – qu'il invente et inventorie (faune, flore et peuples indiens) n'en reste pas moins aussi fascinant. Célébrant « les noces de l’humanisme et de la géographie des Grandes Découvertes », pour reprendre la formule de Frank Lestringant, le récit de Thevet offre en effet des bonheurs de lecture. II ne doit pas être réservé à une poignée de spécialistes de la Renaissance et mérite un plus large public. Gageons que cette édition en réunit les conditions.

Julien GOEURY