Les Annales ont rendu compte du très bel ouvrage de Jacques Proust, L’Europe au prisme du Japon, XVIe-XVIIIe siècle, publié chez Albin Michel en 1997 (Annales HSS, 1999/2), dans lequel l’auteur s’attachait à construire, non pas l’image européenne de la civilisation japonaise, mais, tout à l’inverse, le processus par lequel les voyageurs, diplomates, savants, missionnaires européens venus au Japon à l’époque moderne avaient contribué à construire, au Japon, une certaine image de l’Europe de leur temps, qui n’était ni une vision japonaise de l’Europe, ni l’Europe elle-même, mais un troisième continent en suspens et en déplacement constants – en particulier de la période portugaise à la période hollandaise – entre l’un et l’autre de ces deux pôles. Mais il faut faire ici brièvement sa place à ce nouveau et passionnant petit livre, dans lequel J. Proust développe un cas particulier de son hypothèse générale, rapidement abordé dans le volume précédent: le destin tragique et énigmatique du jésuite portugais du XVIIe siècle, Critovao Ferreira, qui a d’ailleurs également fait l’objet d’un curieux roman de l’écrivain japonais contemporain Shusaku Endo, Silence. L’ouvrage de J. Proust se présente trop modestement comme l’édition introduite et commentée (mais assorti aussi d’un remarquable “Petit Dictionnaire” thématique) d’un texte de Ferreira, qui donne son nom au livre, rédigé en langue japonaise en 1636 après que le jésuite ait échappé au supplice (en 1633) en s’engageant sur la voie d’une conversion au bouddhisme dont “La supercherie dévoilée” est, en quelque sorte, la somme théologique. L’ancien jésuite y dévoile les impasses logiques et les inconséquences éthiques de 1’“enseignement chrétien”. Or Ferreira est aussi l’ancien élève du collège de Coimbra, rompu aux exercices de la dispute scolastique, et il utilise dans cette réfutation “à balles réelles” des arguments fourbis lors de ces joutes d’école. Son texte devient ainsi la double démonstration de l’efficacité de ces joutes et de leur caractère virtuellement explosif : J. Proust montre pas à pas, avec une remarquable attention au détail du texte, le renversement de position opéré par Ferreira, bras polémique redoutablement armé de sa conversion et figure extrême de “l’Europe au prisme du Japon”. Proust accompagne cette analyse interne d’un intéressant parcours de l’histoire du texte, longtemps attribué à une autre plume, celle d’un bouddhiste japonais (les résistances furent en effet durablement très fortes à l’hypothèse même de la rédaction d’un tel manifeste par un tel auteur) et démontre la vraisemblance factuelle, par des arguments qui ne se réduisent pas à l’étude du traité, de son attribution à l’ancien jésuite. On émettra cependant quelque réserve devant une hypothèse complémentaire de J. n’enlève rien à ce qui précède, et semble, au contraire, témoigner d’une sorte d’étrange recul de l’auteur lui-même devant la hardiesse, pleinement justifiée pourtant, de son décryptage : J. Proust suggère en effet, sur la base du long séjour de Ferreira à Goa (où il est ordonne prêtre), de l’intense activité des nouveaux-chrétiens émigrés du Portugal dans cette cité et de la forte influence des courants érasmiens dans ce milieu (dans la péninsule Ibérique comme outre-mer). que les interrogations, les “doutes” de Ferreira sur le dogme chrétien remontaient à l’époque de ce séjour indien “lorsqu’il fut suspendu au-dessus de la fosse à Nagasaki […], Ferreira savait de science certaine qu’ il aurait eu un sort pire à Coimbra ou à Goa si d’aventure le moindre des doutes qui avaient envahi son esprit au cours des années précédentes avait été connu de ses coreligionnaires”. Ce n’est pas que l’hypothèse soit nécessairement impertinente mais elle reste purement conjecturale et son introduction – d’ailleurs furtive – dans le cours d’une démonstration solidement argumentée nous semble émousser sa pointe essentielle, qui est une double point :: d’une part la conversion effective de Ferreira au bouddhisme contre l’Église chrétienne. selon ce que nous en pouvons savoir (par exemple ses emplois auprès de l’inquisition japonaise, etc.); d’autre part, et surtout, la possibilité d’une conversion et d’un retournement contre leurs auteurs des instruments qu’ils lui avaient fourni, sans que cette conversion, après 1633, doive être précédée d’une première évolution lointaine, et d’un marranisme secrètement couvé. En bref, c’est le “scandale” de cette conversion qui pourrait par-là être étouffé, comme il l’était, bien sur d’une toute autre manière, par le romancier Endo lorsqu’il faisait du refus du supplice par le jésuite Ferreira le moyen d’une humiliation suprême et d’un martyr plus accompli encore dans l’apostasie. Mais cette discussion confirme au bout du compte l’extrême intérêt de ce très beau dossier en affrontant une difficulté fondamentale, celle de l’analyse d’une conversion selon la configuration complexe, voire contradictoire, de sa force de rupture immédiate, de la durée de sa gestation et de l’amplitude de ses effets, le tout à travers les signes extérieurs qui s’en manifestent.