Inspirée des ajulejos, une nouvelle de Pascal Quignard illustrée par deux photographes, toute de sexe et du sang. Les azulejos sont des carreaux de faïence qui ornent l’architecture de la péninsule ibérique depuis cinq siècles. Polychromes, ils doivent leur nom au mot azul qui désigne en castillan et en portugais leur couleur dominante, un bleu de cobalt sur fond blanc souligné d’un trait noir de manganèse. Le palais et les jardins de la Quinta dos Marqueses de Fronteira à Lisbonne offre un des plus beaux spectacles d’azulejos du Portugal, il date du XVIIe siècle, il est peut-être le premier de cette ampleur dont les thèmes échappent entièrement à l’art religieux. Les Editions Chandeigne publie cent photographies de ces ajulejos, des séquences de faïence sur le thème des animaux, des bestioles troublantes où la lumière se mire, tantôt si douces, tantôt inquiétantes, avec leur tête d’homme. Aujourd’hui que la ville a grandi jusqu’à serrer au plus près cette campagne le plus proche voisin du palais de Fronteira est le zoo de Lisbonne, fantomatique, et l’on se plaît à croire que, sous la route de Benfica, les animaux de faïence et les prisonniers du zoo échangent nuitamment quelques pensées jalouses. Le livre s’appelle la Frontière et son texte est signé Pascal Quignard. L’éditeur précise que ce récit, d’une cinquantaine de pages " ressuscite les énigmes des ombres bleues et les déchiffre dans la narration d’une double vengeance ". Disons que Quignard s’est plu à admirer les azulejos du palais de Fronteira et qu’il en a rêvé une nouvelle étrange, précise, où l’on se venge de son propre échec puis du vengeur lui-même quand il se démasque. Pourtant en flânant autour du palais, on peut croiser cette femme dont la touffe fournie est la barbe d’un visage tatoué, "elle ne cria pas tandis que le Maure introduisait l’aiguille enflammée sur son pubis" (page 53), on peut rencontrer cette boutique de barbier dont l’enseigne précise "CURGIAM APORVADO" (chirurgien diplômé), "Mademoiselle d’Alcobaça avait étreint contre son sein son ami tandis que le barbier incisait le sac d’une de ses génitoires et ôtait la glande écrasée" (page 14), et l’on peut assister à une leçon de musique de faïence dont le maître est un singe sous le panonceau "EU SOU O MESTRE DA COLFA" Je suis le maître de solfège). "C’était un excellent maître de musique. Monsieur Grezette avait l’habitude, quand il était pris de vin, de fouetter ses élèves de quelque âge qu’ils fussent quand il n’obtenait pas d’eux les résultats qu’il escomptait" (page 13). Mais à quoi bon poursuivre le jeu des correspondances, puisque le texte de Pascal Quignard est un objet parfait, fini, qui se suffit à lui-même et à notre plaisir ? Est-ce parce que le récit se situe dans l’histoire au temps de Tous les matins du monde que Pascal Quignard trouve ici comme là-bas l’exacte efficacité d’une langue pure ? Il pétrit en peu de pages assez de personnages, assez de tragédie pour faire lever un gros livre, mais sa force est de faire court, malgré le baroque des décors et les flots soudains d’hémoglobine. Monsieur de Jaume et Mademoiselle d’Alcobaça deviendront des figures littéraires, comme le devinrent naguère (le cinéma aidant) Monsieur de Sainte Colombe et Marin Marais, mais ici la rancune et le désir tiennent lieu de grandeur d’âme et, faute de musique, les mœurs se durcissent, l’arme blanche et le sexe ont remplacé l’archet, et parfois l’une peut trancher l’autre. Lorsque le texte sera disponible en livre de poche, on ira le relire au pied du fort de Monsanto, puisque c’est là que l’histoire se passe, à l’heure ou se construisit le palais des Marquis de Frontière. En attendant, l’éditeur a su, pour 295 francs, nous donner l’illusion du voyage.

Jean-Baptiste Harang