L’art portugais de la céramique peinte (azulejos) est éminemment littéraire et théâtral. Planté sur les murs extérieurs ou intérieurs des maisons, le décor s’anime, inscrivant les chapitres successifs d’une libre narration ou l’image se fait poème, épopée, roman… Les figures du songe ou de l’histoire, du songe mêlé à l’histoire, se déploient sur une scène de pierre nourrissant l’imagination du spectateur après avoir surgi de celle de l’artiste : art du rêve propice au rêve. Dans l’extraordinaire foisonnement de cet art qui s’est très vite affranchi de ses origines arabes et andalouses pour devenir spécifiquement, superlativement portugais, la demeure des marquis de Fronteira, édifiée dans la deuxième moitié du dix-septième siècle sur la colline de Monsanto près de Lisbonne, occupe une place particulière, unique. Là dans l’admirable ensemble architectural et décoratif, dans la fraîcheur et l’agrément des jardins de la quinta patricienne, une fantaisie souveraine, aux mystérieux motifs, semble avoir, seule, guidé la main des artistes. Les photographies superbement agencées du livre publié par les éditions Chandeigne montrent les principaux chapitres de ce bestiaire fabuleux, inquiétant, baroque ? chats à l’œil scrutateur singes savants et trop humains, enfants à corps d’oiseau, figures allégoriques d’une secrète et impénétrable mythologie. Partout le regard domine, paraît interroger le spectateur, ou plutôt s’étonner de sa curiosité…
Les " mondes nouveaux "
Pascal Quignard, dont on connaît la capacité d’investir, par l’imagination et l’écriture, des aires temporelles ou géographiques lointaines et cachées, ne s’est pas approprié les motifs des azulejos du palais Fronteira. Il a simplement saisi, dès le titre de son récit la Frontière, quelques noms et dates de l’histoire portugaise pour les inclure dans une fiction, une "fantaisie", aussi libre que le décor de céramique. Aussi inquiétante. Eros y prend le masque violent de la vengeance. La passion et ses instruments sont sacrifiés dans un fatal combat d’amour et de mort. Métaphore du thème du regard, la castration devient la sanction du désir viril voué au "néant" et à l’"air". Insensiblement, sous les dehors d’un style glacé, impeccable, où le classicisme de l’écriture équilibre le caractère débridé et sanglant de la fable, Pascal Quignard met en images littéraires, prolonge la superbe et muette narration dessinée sur les murs du palais. À la fin de son récit, il fait dire au régent et futur roi D. Pedro II qui fait les honneurs de la demeure au prince toscan Cosme de Médicis (visite historiquement attestée en février 1669) : "L’homme est perdu dans ses désirs comme nos caravelles dans les mondes nouveaux. Comme celui qui rêve est perdu dans son rêve."
Patrick Kéchichian