Centré sur deux importants chapitres des Essais, Des Coches (VI) et Des Cannibales (XXII), cet ouvrage complet s’enrichit d’une introduction, d’extraits d’auteurs ayant précédé ou suivi Montaigne dans sa pensée sur les coutumes des Amérindiens, et d’un bon appareil critique.

 

Frank Lestringant est un spécialiste reconnu de la pensée politique de Montaigne, et plus particulièrement lorsqu’elle concerne les bouleversements historiques induits par la conquête du Nouveau Monde. Il était donc tout indiqué pour concevoir et présenter cette édition, et il reflète bien l’importance du rôle de Montaigne comme passeur de génie. Chez ce grand liseur et promeneur enchaînant les paragraphes par sauts et gambades, la matière des documents qu’il a retranscrits est élaguée et mise en valeur, ne serait-ce que par les effacements auxquels il a procédé. Ainsi, d’une chronique rédigée par le colonisateur pour relater sa victoire sur des Amérindiens rebelles, il ne retint que les passages illustrant la noble et sage résistance que ces derniers constamment opposèrent.

 

Les deux fragments retenus correspondent respectivement à l’apogée vers 1580, et au déclin vers 1588, de l’optimisme de Montaigne. Dans Des Cannibales, cela se traduit par l’évocation d’un Âge d’Or précolombien, et dans Des Coches par une vision cataclysmique de l’action de l’ancien monde sur le nouveau. Ils sont dans un rapport de contraste comparable à celui d’une Genèse et d’une Apocalypse. Ils partagent une grande nostalgie, reposant sur la question suivante : pourquoi les Espagnols, au lieu d’agir de façon amicale, ont-il cruellement dévasté la plus grande partie du Nouveau Monde ?

 

Certes, ils ne l’ont pas fait impunément. Des quantités d’or leur ont échappé, restant introuvables ou naufragées avec les galions qui les transportaient sur le chemin d’Europe. Mais la question demeure : pourquoi tous ces meurtres ? Montaigne n’est pas loin de qualifier le conquistador de barbarie, et d’égaler la chute des grandes civilisations précolombiennes à celle de l’Empire Romain. Les armées venues d’Europe non seulement se conduisirent injustement envers des adversaires moins bien équipés, mais ses prêcheurs cyniques affirmèrent que la vérité chrétienne s’inscrirait sur de telles victoires. Montaigne ne souscrivait pas à ce triomphalisme.

 

Sur ce point, les auteurs antérieurs ou postérieurs à lui, présentés à la fin du livre, ont des postures diverses. Ainsi, deux disciples d’Erasme se montrent résolument pacifistes ( avec une restriction : s’unir contre les Turcs ). Ronsard lui-même feint de s’adresser à un colonisateur pour qu’il laisse vivre les Amérindiens sans entraves. Et ces auteurs qui s’attachent plus à la chronologie rappellent au lecteur que, dans les faits, cela ne leur fut jamais proposé, et que l’insolence de la résistance des Amérindiens signa leur perte.

 

Étienne Pasquier, qui écrivait peu après Montaigne, trouve cette destruction conforme au bon sens, là où Shakespeare, Pascal et Diderot éprouvent une nostalgie de l’innocence précolombienne, sans croire à son retour prochain. Rousseau va bien plus loin, en affirmant que dans l’état que nous appelons civilisation, un imbécile peut conduire le sage. Tel propos ne pouvait être dans Montaigne, pour qui l’érudition ne peut en aucun cas rivaliser avec les armes. L’ironique Voltaire, le lyrique Goethe et le sentimental Chateaubriand mirent eux aussi les Essais au service de leur expression propre, chacun ayant cultivé quelque bon sauvage.

 

Etayé d’illustrations, de notes et d’une solide bibliographie, cet ouvrage est une bonne alternative pour retourner à la sagesse bienfaisante de Montaigne, et suivre le vagabondage de sa pensée à travers le monde et le temps. De tels écrits posant plus de questions qu’ils n’en résolvent, ils sont une bonne pâture pour le chercheur…

 

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