"Les pauvres chrétiens pleuvent en cet Alger…" Ces mots sont extraits d’un rapport établi par les négociants de Marseille, que Philippe II a lu et annoté. Etre capturé par les Barbaresques, vendu comme esclave, jeté dans leurs bagnes, forcé de ramer sur leurs galères, cela a été, des siècles durant, la grande peur des Européens. Vers 1625, il y avait environ 20 000 captifs à Alger. Coup sur coup sont sortis deux livres impressionnants qui disent leur vie, leurs souffrances, leurs espérances. Le récit de Joao Mascarenhas, qui fut captif de 1621 à 1626, a été publié à Lisbonne en 1627. Paul Teyssier l’a traduit – il était inédit en français ? et présenté à grands soins. C’est un écrit simple et loyal, militaire et pieux. L’auteur était un soldat d’une trentaine d’années qui rentrait au pays après avoir servi aux Indes. Pas de chance : en vue du Tage, le Conceição a été attaqué par toute une escadre d’Alger, incendié et coulé après deux jours de combat. Mascarenhas décrit minutieusement "la ville d’Alger et le gouvernement des Turcs dans la paix comme dans la guerre", les mosquées, le môle, les remparts, les casernes des janissaires. De l’Alcaceva (c’est-à-dire de la Kasbbah) à la porte de Bab el-Oued. Mais ce qui le hante, c’est le souvenir des sévices et des supplices infligés aux esclaves : "Le malheureux que son destin a conduit a être captif de ces gens féroces est en danger de mort… Parce qu’un chrétien, un Maure ou un Morisque a levé la main sur quelque Turc, on la lui coupe aussitôt. S’il lui a fait une égratignure pas plus grande qu’une pointe d’aiguille, on l’arrête, on lui brise les tibias avec une masse de fer, puis on le jette tout vivant sur un tas d’ordure jusqu’a ce qu’il meure". On bastonne lapide, écorche vif, crucifie, coupe les oreilles, brûle à petit feu, marque au fer rouge, pile dans un mortier, ou alors on jette le coupable par-dessus la muraille, et il se fiche sur un des énormes crocs qui y sont plantés, mettant trois ou quatre jours à mourir. Et tout cela n’est encore rien semble-t-il, à côté des souffrances endurées sur les galères : "Celles que l’on subit sur une galère turque sont si grandes que, selon les captifs d’Alger, si l’on n’a pas été galérien, on ne peut pas dire qu’on a été esclave. Et c’est bien vrai." Rameur sur la capitane d’Ali Mami, dans une flotte qui a ravagé les côtes italiennes, il a ce mot à la fin de la campagne : "On ôta à tous les captifs les fers qui les enchaînaient, et chacun revint chez son maître, aussi heureux de voir enfin terminées ces terribles épreuves que pourrait l’être un homme à qui on rendrait la liberté." La liberté, c’est le rêve de tous. Beaucoup en sont morts, noyés avec les barques de fortune qu’ils avaient fabriquées en cachette, ou morts de faim et de soif en tentant de gagner à pied les présides espagnols.

François Clouzet