La saudade, sentiment intraduisible et si proprement portugais, est une sorte de mélancolie doublée d’un inconfort face à la réalité, vue depuis longtemps comme fort indépendante des aspects contingents de notre existence. Présentation d’une mythologie du monde lusophone. L’ouvrage, sobre et lumineux, multiplie les angles de vue, avec de nombreuses références comme autant de pistes pour qui voudrait les approfondir et s’imprégner davantage encore des mystères de la saudade… Il est articulé en trois parties : Mélancolie portugaise, Saudade et histoire et Saudade et littérature, avec une préface présentant la singularité psychologique du Portugal, qui a en quelque sorte perdu tout rapport simple avec la réalité empirique, même si individuellement les Portugais parviennent à s’y rattacher en cas de besoin. Saudade et Temps Au XVe siècle déjà, dans son traité Le Conseiller Loyal, le roi Dom Duarte l’analysait comme un ensemble de tristesse, de dégoût, et de plaisir. D’autres auteurs parleraient ensuite de « mélancolie heureuse », tel Almeida Garrett qui la qualifie de « délicieuse souffrance de cruelle épine »… Cette dimension contemplative tendant au paradisiaque provient de la séduction des souvenirs, bons ou mauvais. Or comme le rappelle Adelino Braz, le temps est fait pour être suspendu, grâce à la mémoire qui peut choisir de l’oublier, totalement ou partiellement. La perception de l’instant dans lequel s’enracine l’individu semble ainsi couler de manière immobile, sous le reflet que nous appelons Temps. Or comment s’en prendre à ce Temps évanescent ? En ce sens, une démarche achevée fut celle de Fernando Pessoa qui, pour en rendre compte comme sensation permanente, forgea l’hétéronyme Alberto Caeiro, homme de la jouissance pure. S’interrogeant ensuite sur le temps lacunaire, le poète le confia à Álvaro de Campos, homme des fulgurations éparses et des clartés funèbres. Et loin de s’arrêter en si bon chemin, il inventa un troisième temps, quelque peu intemporel car il avance sans avancer : celui de Ricardo Reis, homme évitant toute fatigue. Voilà pour le temps. Saudade et Espace Mais de l’espace, que dit la saudade ? Le Portugal, plage géographiquement étroite et coincée entre la vieille Castille et la Mer Océane, eut un empire colonial et conserve une histoire immenses. Le pays fut en effet un gigantesque embarcadère desservant les cinq continents du monde, dont le Traité de Tordesillas (1494) lui attribua la moitié. La naissance de la nation portugaise fut par ailleurs entachée de visions traumatisantes : la construction d’un empire prodigieux presque aussitôt abandonné de force à d’autres puissances, créa un climat de démesure qui ne pouvait que nourrir une nostalgie proportionnelle… Que l’on songe par exemple au fait insigne que le roi du Portugal au XIXe siècle fut amené à déplacer sa cour à Rio de Janeiro, sur l’autre rive de l’Atlantique ! L’exil devint ainsi un ingrédient tangible du sentiment lusophone : en tant que réalité historique et morale s’interrogeant sur elle-même, la nation portugaise perçoit l’ombre de l’illusion et de la mort dans tout ce qu’elle touche. Ce faisant, elle jouit aussi d’une intuition flamboyante et exaltée de l’Univers, avec le sentiment que ce sont là deux visions d’un même destin, glorieux et tragique. C’est en quoi cette dualité, vécue au quotidien, apparaît en filigrane dans plusieurs œuvres fondatrices de la littérature portugaise, dont l’histoire et la saudade ont inspiré un espace littéraire propre…

L’article sur le site