Aubes d'Oliveira  

Alors que Manoel de Oliveira a eu 105 ans le 11 décembre dernier, paraît en livre-DVD sa première fiction — et son premier film parlant —, Aniki Bóbó (1912). Le futur centenaire se montre déjà doué pour les vrilles temporelles. Si, à 33 ans, il est encore un débutant, il est d'emblée un ancien: son tout premier film, le documentaire Douro, faina fluvial (1931), était muet —et son réalisateur se refusa longtemps au parlant au point d'attendre onze ans avant de retourner. Dès lors,  Aniki Bóbó apparaît comme un double retour en enfance : celle d'Oliveira (le film suit les tribulations d'une bande de gamins à Porto, où le cinéaste a grandi), mais aussi l'enfance retrouvée d'un art. Si la fin du muet a suscité un deuil, il s'est vite teinté d'ivresse; tout était à refaire, tout pouvait recommencer. Cela produit une sorte de mélancolie excitée.

Dans Aniki-Bóbó s'imposent d'emblée le rayonnement des visages enfantins, lumineux et butés, cabotins et solennels, et aussi leurs voix, leurs sifflets, leurs cris. Oliveira, filmant ces écoliers, a dû saborder de bon cœur son mépris passé du sonore, qui revenait à se priver de ce ferment piailleur : le film emprunte d'ailleurs son titre à une comptine que chantent régulièrement les enfants. Aniki-Bóbó est adapté d'une courte nouvelle publiée par un certain João Rodrigues de Freitas en 1935: elle est reproduite dans le livre accompagnant le DVD, tout comme le scénario précis d'Oliveira, qui a beaucoup enrichi sa matière première. Dans l'édredon de la chronique écolière (l'ennui et le théâtre de la classe, les galopades buissonnières, les rivalités et les émois) s'enfoncent vite des échardes; les petits gavroches se retrouvent pris dans l'euphorie inquiète qui est aussi celle d'Oliveira. L'intensité vitale voisine avec la mort frôlée : c'est un train roulant trop vite (peut-être comme le cinéma parlant), ce sont de fréquents vertiges et appels du vide durant les maraudes sur les toits ou les talus. Difficile de ne pas penser à l'enfant qui se jettera d'un immeuble, six ans plus tard, à la fin d'Allemagne année zéro, de Rossellini : on a souvent perçu dans Aniki-Bóbó l'intuition lusitanienne du néoréalisme à venir en Italie — certes oui, mais cela n'est pas aussi monobloc, cela fait signe aussi, entre autres, au Kid de Chaplin. C'est un film mêlé, comme on dit, pris dans la torpeur tourmentée d'un Portugal officiellement neutre pendant la guerre, comme enfumé au bout d'une Europe en feu. Vigueur et tristesse, ouverture et claustration : à la fois l'élan des courses, les points de fuite, et l'enfermement dans des intérieurs spartiates, des rues recroquevillées ne menant nulle part. Telle est bien aussi la situation d'Oliveira : alors qu'il fait ses armes dans une nouvelle ère du cinéma, que des horizons s'ouvrent, il pressent l'autarcie à venir de son pays. Oliveira mettra encore quatorze ans avant de repasser derrière la caméra, cette fois-ci pour se mesurer à la couleur : le vieux débutant ne sait pas qu'il a encore toute la vie devant lui.