« Voici un livre si imposant qu’il décourage presque. Devant ses dimensions monumentales – le préfacier Vargas Llosa parle de cathédrale –, on se sent comme écrasé. Pas seulement par le poids des quelque 500 pages, pas seulement par la complexité de la langue, du texte, mais aussi par la réputation qu’on a fait à l’ouvrage : l’une des grandes œuvres mondiales, de tous els temps, universelles… Et le lecteur hésite à son seuil, intimidé. Il faut pourtant se faire une raison de ce qui peut-être échappera et relever le défi. Le vrai sacrilège serait de ne pas lire Grande Sertão : Veredas, en portugais ou en français puisqu’enfin c’est possible – la première traduction, due à Jean-Jacques Villard, avait bien mal servi le texte, au point d’être devenue un obstacle à sa diffusion en France ; la nouvelle version de Maryvonne Lapouge-Pettorelli a ce suprême mérite, et ce n’est pas le moindre lorsque l’on sait l’énormité de la tâche, de nous rapprocher  suffisamment de l’original pour nous le rendre très honnêtement accessible. Ce serait se priver d’un trésor infiniment précieux, quelque chose comme une pierre philosophale, car ce livre, c’est celui de la vie, de la mort, de l’amour, de la guerre, de la jouissance et du désir, de l’impossible vérité et du mensonge… , c’est le roman du monde. ¢ Du monde, c’est-à-dire du sertão. Au centre du titre original et de l’histoire, ce mot littéralement intraduisible est le premier point d’achoppement, et ce pas seulement pour un étranger. Tout au long du livre, le narrateur lui-même s’interroge sur une définition possible. Il en propose plusieurs, qu’il faut additionner plutôt qu’opposer puisqu’aucune n’en épuise seule le sens, jusqu’à confier que le sertão est ce qui se défile, principalement quand on le cherche, qu’il survient lorsqu’on ne l’attend pas, qu’on ne l’attend plus. On pensait à un paysage aride, une vague steppe plantée sur un relief presque lunaire, aux confins du Minas et de l’Etat de Bahia, zone de passage entre le Brésil du sud et le Brésil du nord, espace indéfini, no man’s land, lieu d’errance, de traversée. L’auteur nous oriente vers une orientation moins géographique, plus intérieure (“Le sertão, il est dans les gens”), il nous parle d’un espace violent, pripitif, sauvage, de la région des ténèbres, de l’irrationnel, déplie du mot les résonances psychiques te métaphysiques. Et nous voilà déjà dans Guimarães Rosa, son œuvre, tissée de superpositions de sens, d’échos intertextuels, de lectures possibles, de la plus simple à la plus vertigineuse de profondeur ou d’érudition. Ainsi, étymologiquement, le sertão est aussi l’aphérèse de “désertão”, le grand désert, origine qui nous renvoie au lieu par excellence des épreuves bibliques, de l’apparition du diable et de la tentation… Tandis que le –ão, augmentatif redouble l’adjectif du titre : grande sertão. Comme dans le langage populaire, ce renforcement par la répétition, figure aussi abondante dans le texte que son inverse l’ellipse, n’a pas uniquement une fonction d’insistance, il contribue à déplacer imperceptiblement la valeur des mots. Il dit aussi qu’ils ne suffisent pas à dire ce sens-là qu’ils veulent atteindre. Des veredas-oasis aux deux points qui els unissent au désert, ce titre inépuisable nous ouvre mille portes pour entrer dans l’histoire. ¢ L’intrigue n’est au demeurant pas si compliquée qu’on pourrait le croire. Des bandes armées s’affrontent dans ces sertões.  Les raisons de se faire la guerre n’ont presque plus d’importance, jusqu’à ce que le plus prestigieux des chefs, Joca Ramiro, soit victime d’un acte de félonie de la part d’un vassal, Hermógenes. Dès lors les alliances se renversent et un de ces jagunços, Reinaldo-Diadorim, n’aura de cesse de venger la mort de celui dont il semble être le fils. Riobaldo, engagé dans cette vie à cause de son “amour” inavouable pour Diadorim, reçoit de lui dès leur première rencontre une leçon suprême, le courage. Mais pour surmonter ses peurs et ses doutes, comme son ennemi, ou comme Faust, il aurait lui aussi accepté la complicité du démon. Désormais, à la tête de la bande, il régnera sur ces domaines. Mais à l’instant décisif du combat finale entre Diadorim et Hermógenes, il ne sera que spectateur, assistant à la scène de la fenêtre d’un sobrado. Le duel s’achèvera par la mort des deux combattants, comme dans la conclusion de ce qui peut être lu comme une première ébauche du roman, A hora e a vez de Augusto Matraga (dernier conte de Sagarana). Tout bascule à nouveau lorsque le cadavre de Diadorim se révèle être “un corps de femme”. ¢ Cette immense ”trajectoire du vida dans l’espace” n’avance évidemment pas de façon linéaire, soumise qu’elle est à l’imprévisible du souvenir, traversée par les émotions, hantée par les remords. Car elle nous est livrée sous la forme d’un long monologue d’un homme déjà vieux. Riobaldo, désormais riche propriétaire terrien, marié à la blanche et paisible Otacília, déverse à un auditeur muet, une ombre mystérieuse, son flot de paroles, d’histoires enchâssées, de pensées, en héros frustré, tourmenté d’avoir peut-être vendu son âme au diable. Riobaldo, fleuve vain, qui ne pouvait avoir plus juste pendant que cet Hermógenes, étymologiquement “le descendant d’Hermès”, dieu des voleurs, du commerce, mais aussi de l’éloquence. Hermógenes, qui est aussi l’interlocuteur de Socrate dans le Cratyle, un dialogue de Platon sur l’origine du langage où le philosophe livre entre autres à son élève cette réflexion : “Ignores-tu, bienheureux homme, que les premiers noms établis ont été comme enfouis par ceux qui voulaient en rehausser la magnificence ? Ils y ont ajouté des lettres et en ont ôté pour l’euphonie, et ces mots ont été tordus dans tous les sens, soit avec l’intention de les embellir, soit par l’effet du temps ». C’est précisément ce travail qu’accomplit Guimarães Rosa, connaisseur émérite du portugais écrit, parlé, populaire, archaïque, régional et exceptionnel érudit. On nous dit qu’il parlait près d’une dizaine de langues, lisait du grec au chinois, en passant par le danois, l’arabe, l’hindi ou le mala