« … La lecture de ce livre est indispensable. D’abord parce que Graciliano Ramos est un des auteurs majeurs de la littérature brésilienne. Ensuite parce qu’au sein de son œuvre cet ouvrage est capital. Laissé inachevé et publié l’année de sa mort en 1953, ces mémoires sont tout à la fois l’occasion de sauver de l’oubli un sombre passé, l’évocation sans compromis d’une conduite et d’une morale et la mise à nu d’une conscience. ¢ Rappelons les faits : en mars 1936, préparant le terrain pour l’Estado Novo, le gouvernement Vargas procède à une série d’arrestations dans les milieux progressistes. Graciliano fait partie du lot, non à cause des deux livres déjà publiés, Caetés et São Bernardo, mais plutôt pour l’indépendance d’esprit dont il a fait preuve dans ses fonctions de directeur de l’Instruction Publique de l’Etat d’Alagoas. C’est le début d’un cauchemar qui durera près de onze mois. Sans explication, il est transféré de Maceió à une caserne de Recife, où il se heurte à l’absurdité de la discipline militaire. Quelques semaines plus tard, en route, là encore sans qu’il soit informé de sa destination, vers un centre pénitencier de Rio, il découvre l’enfer des cales du Manaus, où on a entassé un pitoyable échantillon de “misérables”. Pendant tout le voyage, Graciliano se protège comme il peut de cette terrifiante vision : il obtient d’occuper un coin isolé, refuse toute nourriture, d’ailleurs infecte, et tient à coup d’eau-de-vie et de cigarettes. Cet isolement n’est cependant pas une tour d’ivoire, car il observe et prend fiévreusement des notes sur ce qu’il voit. Un voile se lève sur un monde qu’il n’avait jamais côtoyé de si près, et il compte bien se servir de cette expérience dans ses futurs romans. Il se sent, sans pour autant faire de concessions, très proche de ces hommes qui n’ont pour vivre que les souterrains de la société. ¢ Puis ce sont des mois de détention à Rio, où le regroupement des “politiques” permet une certaine organisation entre les prisonniers. Là, Graciliano continue d’appendre, au contact de militants révolutionnaires, quelquefois étrangers, ou d’officiers rebelles. Brutalement, l’envoi au bagne de l’ile Grande, en face de Rio, le plonge dans l’horreur. […] Malade, usé, il se rétablira peu à peu dans une aile privilégiée d’une maison d’arrêt de Rio, où on peut l’estimer presque choyé, compte tenu de ce qu’il vient de vivre. ¢ Le parcours est terrible, mais le récit n’a pourtanyt rien de larmoyant. Graciliano refuse tout pathos ; il analyse, scrute, dissèque, étant lui-même son premier cobaye. On pense à Une journée d’Ivan Denissovitch, de Soljenitsine, pour le contexte et la mise à plat de la narration. Mais aussi aux Confessions de Rouseau. Car au-delà du document sur une époque, Graciliano y juge Ramos. On le voit sous nos yeux se débattre, avec bien sûr la bêtise et la cruauté, l’injustice, mais aussi le style et ses propres humeurs. ¢ Dans la préface assurée par les traducteurs, Jorge Coli et Antoine Seel – qui ont effectué un remarquable travail, digne de bénédictins pour le texte et les notes –, on nous décrit l’écrivain dans le doute permanent, au bord de la paranoïa. Il y a de ça. Il y a aussi, du coup, une mise en scène de lui-même, obsédé par l’écriture, jamais pleinement satisfait de sa production. Le regard porté à deux reprises au moins sur José Lins do Rego, un ami du Nordeste, mais aussi un maître à ses yeux du texte mémorialiste, en fait à cet égard un modèle vis-à-vis duquel il cherche “la bonne distance”. Il y a enfin certains silences, comme celui qui entoure Vargas. N’oublions pas que cet homme, qui a pour lui les ambiguïtés de son itinéraire, est revenu au pouvoir en 1950, cette fois démocratiquement élu et soutenu par le PC brésilien dont est désormais membre Graciliano. Or c’est précisément la période où il est en train de rédiger ses Mémoires. Dans une brève allusion, il en fera un fantoche dont les militaires tirent les ficelles. À chacun d’apprécier ce qu’on doit comprendre ici, mais on doit écarter tout soupçon de complaisance, ce n’est pas dans la nature de l’auteur. ¢ La place nous manque pour en dire plus. Parler de ses rapports difficiles avec les femmes, et la sienne en particulier. De son humour. On ne peut que renvoyer au livre. » M. Riaudel.