«Les lecteurs de Mémoires posthumes de Brás Cubas se souviendront de Quincas Borba, le clochard philosophe qui avait conçu l’ ”humanitisme”, doctrine où la vie se nourrit d’elle-même sans le moindre égard pour les individualités. S’il vit “perpétuellement” dans l’intitulé du livre, Quincas n’en est pas le sujet; devenu millionnaire grâce à un héritage inespéré, il meurt dès les premières pages, léguant son argent et le déroulement de l’intrigue à un modeste instituteur de province qui se voit ainsi propulsé dans la vie mondaine de Rio de Janeiro. Rubião, en quittant le Minas, déclenche un processus qui va mener à la cristallisation de son “grain de folie” dans un délire où s’envole sa personnalité. La jolie Sofia, qui estime à forte raison en avoir été le catalyseur, sent le vertige d’être aimé ”à la folie” traverser son esprit avant que s’y installe un “sentiment moyen”, socialement adéquat à l‘égard du pauvre égaré. Le calcul affectif la caractérise, et vient fusionner celui, matériel, de son mari Palha, affairiste ambitieux qui s’emploie à l’exhiber pour en tirer des avantages sociaux. Dans ce jeu de masques, Rubião, qui a pour tout horizon une idée providentielle de l’amour et pour toute réplique quelques vers glânés au hasard d’un almanach, ne peut que déraisonner. Le petit monde décrit dans Quincas Borba se divise, à l’aide de réseaux métaphoriques serrés, selon deux types d’économie mentale: d’une part, nous trouvons ceux qui, à l’instar du couple Sofia-Palha, s’investissent à fond mais gardent toujours les pieds sur terre, prompts à tirer un bilan et à supputer les bénéfices de leurs actions; d’autre part le chemin de ceux qui, “pauvres, mais honnêtes”, illustrent le mode social de la déchéance dont le délire de Rubião représente le volet spirituel: ici, on (se) dépense sans compter, dans une succession d’erreurs répétées et de rendez-vous manqués qui n’évacuent jamais l’illusion du bon numéro, “comme dans une loterie”. Rubião, arrivé à Rio, se laisse placidement exploiter par une galerie de profiteurs qui va du pique-assiettes au jeune fat, de l’aventurier politique à l’affairiste, mais cela ne lui vaut pas d’être introduit dans la bonne société; ceux-là mêmes qui profitent de ses largesses le méprisent systématiquement. “Crédule plutôt que croyant”, Rubião est ouvert à toute idée extérieure – et les recherche –; il apparaît telle “une terre éternellement vierge où tout peut être planté”, Machado de Assis fait ici écho à la lettre de Pero Vaz de Caminha décrivant au roi, en 1500, les nouvelles terres qui deviendraient le Brésil. Nous retrouvons ainsi l’une de ces idées allégoriques que Machado nous livre souvent sans trop s’y attarder. Quincas Borba est, à plusieurs titres, un récit de l’identité et de ses dédoublements. Cette identité se rapporte aux racines de l’être ; ainsi Rubião, “mineiro-nostalgique” a ”en lui-même la terre “natale”: ainsi d’anciens foyers “font partie” des gens. Aussi le paysage entre-t-il en symbiose avec les esprits. Par un jour de pluie, Sofia a “l’âme aussi confuse et aussi diffuse que le spectacle extérieur”; pour ne pas rompre cette symbiose, le soleil, qui est sur le pont de se dévoiler, retient ses rayons, et la pluie continue de tomber “tant il est certain que le paysage dépend du point de vue”. Sofia s’estime alors flouée par le séducteur Carlos Maria, “qui l’avait un jour invitée à la valse de l’adultère et laissée seule au milieu du salon”. Il s’agit là d’une entorse à son tempérament; pour une fois, l’esprit de Sofia s’envole, à l’instar de celui de Rubião, dans le regret “de ce qui aurait pu être” pour s’égarer dans le “bleu des possibilités”, mais elle n’est pas longue à se ressaisir; avec le retour du soleil, “ce qui semblait être volonté impérieuse se réduisait à pure volubilité”. La volubilité de Sofia va de pair avec une maîtrise certaine. Dès sa première apparition, “elle lâche la brise au regard, qui s’en va à son gré”, mais son imagination l’emporte dans un mouvement horizontal, inscrit dans le paysage, où les repères sont connus et anodines les chutes. Il en est autrement dans la verticalité sans bornes que signifie un “sourire bleu-ciel”, où s’égare l’esprit de Rubião. Lors de ses délires, son corps vacant est meublé par l’esprit de Napoléon le Petit; avant l’envol final, avec la dépossession complète de Rubião, son corps revêtira intégralement l’une et l’autre identité à tour de rôle. À côté de cet avatar extrême, plusieurs modes de dédoublements jalonnent le récit. D’abord celui, nominal, de Quincas Borba, qui, selon la crédulité de Rubião, anime l’autre Quincas Borba, chien homonyme du premier dont la garde lui revenait par une vraie-fausse clause testamentaire. Cette métempsychose motivée aurait pu être vue à la lumière de l’humanitisme, mais elle agit sur Rubião à partir d’un autre héritage; il croit y voir un écho des histoires sur la transmigration des âmes racontées jadis “par une vieille du pays”. Le grain de folie de Rubião germe lors de sa transplantation à Rio, mais pour qu’il se développe au mieux, l’outillage employé appartient à son héritage spirituel. Le dédoublement peut aussi être fusionnel, comme il arrive à Palha, qui “paraît (en public) par les yeux et les seins” de Sofia, ou encore “s’admire dans le décolleté de sa femme”. D’autres géométries du dédoublement se dessinent, mais sa forme par excellence met aux prises l’être et sa différence – rien n’est plus facile que de devenir “divers soi-même”, sans le calcul qui incorpore la providence – “volonté impérieuse” – pour la plier de manière volubile et en tirer les bénéfices. Rubião, qui ne savait attendre que ceux “du hasard” et ne connaissait des mots que leur rapport factice à l’absolu, sera dans ce monde du calcul mondain forcément “un monstre, un inexplicable”. Il s’égarer