« Ce roman est sans doute une des plus belles lectures que la prose brésilienne nous a donnée depuis longtemps/ Peut-être depuis Lavoura arcaïca, œuvre d’un Brésilien lui aussi d’origine libanaise, Raduan Nassar. Et il n’est probablement pas innocent que ces deux textes se soient écrits dans les marges de la brésilianité [… ] » R. Pardini.

« C’est tout d’abord une voix, dont l’identité s’éclairera au fil du récit. Donnant la parole aux personnages qu’elle nous dévoile, lesquels à leur tour évoquent d’autres personnages, dans une recherche des voix les plus lointaines, la narratrice revient dans la maison de son enfance pour reconstituer ce qui est arrivé, l’histoire de sa famille et tout d’abord la mort d’une petite fille sourde et muette, comme le signe d’une faute inexpiée et l’image métaphorique de tout étranger menacé de perdre son identité. Nous découvrons Emilie, au terme de sa vie, la mère et l’âme de cette maison, extraordinaire matriarche, origine et fin de l’histoire qui nous est contée, émigrée avec ses parents en pleine Amazonie. De Tripoli à Manaus, en passant par Beyrouth, Chypre, Marseille, la famille a transporté jusqu’au cœur du Brésil cet Orient, ses parfums, ses mets, sa langue. Le père lit les sourates en vendant les tissus et les épices au magasin ; Hakim, le fils chéri d’Émilie, apprend l’arabe en suivant sa mère qui lui fait découvrir tous ses trésors formant comme “une caravane d’odeurs que je respirais en répétant le mot juste pour les nommer”. On écoute les nouvelles du Caire, la musique et le muezzin sur les ondes courtes… On parle au cours des longues nuits dans une sorte de fraternité, avec amis, voisins, domestiques… La douleur, la mort, l’absence sont là, diffuses… La mémoire est le fil ténu qui les rassemble dans cette improbable Babel, noyée entre l’eau du fleuve et la pluie quotidienne qui dilue jusqu’aux mots, “les sons seuls gardant un sens”. Porteuse de leur mémoire, la langue est la patrie de ces déracinées, “quand l’émotion les étreint les hommes parlent la langue de leur enfance”. Les regards se troublent eux aussi dans la moiteur, les versions d’un même fait diffèrent, “le regard ne se décide pour rien”. La mémoire elle-même est douteuse : elle se mélange au conte, et le père mêle les textes orientaux au récit de sa propre vie, “le temps, dit-il, finit par effacer les différences entre la vie et le Livre”. ¢ Loin de l’exotisme, qu’il soit brésilien ou oriental, Milton nous invite à franchir d’autres frontières, celles d’un orient intérieur, peut-être le seul espace jamais inconquis, la seule vraie aventure. Il reconstitue peu à peu le puzzle d’un autre continent, fait émerger des lambeaux de souvenirs, tente de les ajuster les uns aux autres, et le lecteur tâtonne, guidé par les voix incertaines de ceux qui les arrachent à l’oubli. Dans cette quête du temps perdu, le décor ou la chronologie ne lui seront perceptible qu’au terme du récit, conservant jusqu’au bout leur part d’ombre. À la fin seulement surgira comme une photo jaunie le tableau presque complet d’une famille vivant sur les rives de l’Amazone qui rêve encore des bords de la Méditerranée. L’un des personnages ne dit-il pas : “tout voyageur qui recherche l’inconnu vit avec l’hypothèse heureuse de commettre des erreurs“ ? ¢ Et puis au-delà du tableau, ou peut-être en deçà, il y a les absents, les parents du frère et de la sœur qui ont été abandonnés, et le frère lui-même auquel s’adresse le récit, celui qui s’en extrait, peut-être celui qui le conduit, comme autant de trous de silence douloureux. Si le roman n’avait que cette fonction de recouvrir la douleur par des mots qui l’apaisent, ce serait déjà suffisant, mais il y a beaucoup plus ici : les mots, les images, leur pudeur, leur vérité diffuse, sont ceux d’un grand écrivain, de ceux qui ont le don de transformer les heurs et malheurs de la vie en œuvre d’art, c’est-à-dire pour nous lecteurs en bonheur. Milton Hatoum, dont c’est le premier roman, est né en 1952 à Manaus, où il enseigne la littérature française. » C. Tricoire.