«Voici un livre qu’il ne faut pas oublier d’emporter pour vos vacances. Durant l‘année, sous la pression du travail, dans la hâte du quotidien, ses 500 p. peuvent vous faire hésiter. Il faut disposer de quelques hères devant soi, le lire l’esprit détaché. Mais une fois la lecture commencée, vous n’avez plus rien à faire, le texte vous happe et vous transporte jusqu’à la fin du voyage. Faut-il rappeler le sujet? On a déjà tant écrit dessus. Une sorte de guerre de Vendée en plein sertão au nord de la province de Bahia à la fin du XIXe siècle, racontée par un journaliste Troisième République. La transposition est évidemment presque entièrement fausse, mais fait gagner du temps. Il a fallu quatre expéditions militaires, beaucoup de sauvagerie et d’acharnement pour venir à bout de la résistance des fidèles d’Antônio Conselheiro, un illuminé qui aurait inventé à Canudos sa cité de Dieu. L’épisode est en lui-même sociologiquement, historiquement passionnant (voir article suivant). Tout comme sur le plan de l’histoire des idées l’est le retournement d’Euclides da Cunha, républicain, mais témoin révolté de la boucherie à laquelle donne lieu la défense de ses idéaux. Rappelons à cet égard que Os Sertões, paru en 1901, est en quelque sorte fondateur d’une douloureuse conscience nord-sud propre au pays. Cependant aujourd’hui contesté sur plusieurs points par les historiens, parois illisible dans sa rhétorique tant nous sont devenues étrangères les théories racialistes sur lesquelles ses jugements pour une part se fondent, ce livre ne vaut plus pour la Vérité, mais sa vérité. Car ce texte si puissant, si somptueux, est habité d’un souffle, d’une énergie qui fait presque oublier toute autre considération. Il faut ici dire combien le travail de Jorge Coli et d’Antoine Seel est remarquable. Ils ont véritablement imprimé un rythme, un style – qu’ils déclarent n’avoir trouvé qu’après plusieurs tentatives –, non pas l’exact équivalent du texte brésilien qui nous aurait paru aujourd’hui trop daté, engoncé dans un lexique et une syntaxe surannés (c’est néanmoins la beauté de la version originale), mais une écriture à la fois limpide et torturés, technique et ample, minutieuse et libre, qui procède par longues périodes puis se suspend, crache ses mots par à-coups, repart, roule comme une vague qui s’amplifie, s’élève et finalement vous submerge. Du Michelet, du Hugo, où jamais on ne  ressent l’artifice, l’imitation auxquels s’expose quelquefois le texte traduit. Oui, tout le livre pourrait ne reposer en fait que sur sa langue. Et sur l’auteur. Car l’un ne va pas sans l’autre. Tout ce qu’il décrit prend des allures chaotiques, inquiètes, névrotiques (le terme “névrose” revient à plusieurs reprises, appliqué aussi bien aux portraits qu’au paysage). Tout se meut, s’agite, se convulse. C’est pourquoi ce serait un non-sens de dissuader de lire cette première partie parfois présentée comme un peu longue, parce que consacrée à “La Terre” et “L’Homme”, c’est-à-dire au cadre géographique d’une part, au cadre “racial“ de l’autre, le décor et les personnages. Faire de l’épique avec une bataille est méritoire, faire de la géologie une épopée est exceptionnel. Un tel projet de “tout dire” sur le sertão, les sertões, rappelle la démesure d’un Melville suspendant le récit de Moby Dick pour consacrer une centaine de pages à un traité aux allures scientifiques sur les cétacés. C’est biblique, délirant, prodigieux. Les notes bibliographiques de l’introduction, rédigée par les traducteurs, ne sont pas seulement utiles pour connaître les anecdotes de la vie plus qu’agitée de l’auteur. Elles aident à saisir dès les premières pages de “La Lutte” combien Euclides da Cunha règle des comptes avec une armée qui l’a déçu et humilié, ce qui ne retire rien à la valeur humaniste et jusqu’à un certain point objective de son témoignage. Les officiers se révèlent incapables d’une stratégie, d’une tactique adaptée au terrain, quand ils ne sont pas franchement déséquilibrés. Côté piétaille, rares sont les soldats bien entraînés. Il y a bien au milieu de tout cet absurde carnage des actes de bravoure, mais l’égorgement final des prisonniers, par exemple, rend toute la troupe plus définitivement sauvage que tous les sertanejos eux-mêmes qui n’ont au moins pas de compte à rendre au Progrès. Le militaire en rupture de ban, l’ingénieur polytechnique, l’homme tourmenté, Euclides est partout dans ce récit. Antônio Conselheiro, l’inventeur de Canudos, Moreira César, le commandant épileptique de la troisième expédition, le sertão, majestueux et barbare, c’est bien un petit peu lui. Contradictoire, impétueux, sublime. On vous le dit, si vous n’avez qu’un livre à lire cette année, que ce soit celui-là.» M. Riaudel. Rappel des faits historiques: «Entre le 6 et le 13 juin 1893, Antônio Conselheiro plantait son bâton de pèlerin en pleine caatinga, dans le modeste village de Canudos, qui n’était guère alors qu’une halte commode à mi-chemin entre Salvador de Bahia et le Rio São Francisco? Après avoir sillonné l’intérieur des sertões en prêchant la bonne parole et en rendant service aux paroisses, après avoir surtout lancé un appel à la désobéissance civile (le boycottage des impôts républicains), après enfin les premiers heurts mortels entre ses partisans et la force publique (épisode de Masseté), l’heure était venue d’ériger une utopie-bastion, capable d’accueillir les croyants et de résister aux francs-maçons…» À lire aussi : le magnifique roman de Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde, sur le même sujet.