«“Un douloureux monologue à deux voix”. C’est ainsi que Paulo Rónai définissait, on ne peut plus justement, ce roman longtemps porté par son auteur, d’habitude plus pressé d’en finir. […] Au premier abord, le résultat peut paraître plat, une série de divagations cariocas, de réflexions philosophiques et morales à la petite semaine, dont le prétexte est la biographie par Augusto de Castro de son ami, aîné et maître Gonzaga de Sá. Curieux biographe qui dès le premier chapitre commence par son autoportrait. […] Il n’y a cependant pas à choisir entre les deux héros : par delà leur différence d’âge et d’expérience qui rend parfois l’un plus impétueux, l’autre plus sage, ils ne font qu’un, c’est évident. Un même moi empêtré dans ses contradictions, anglophobe et nationaliste, mais affligé par la médiocrité des élites brésiliennes et éventuellement distant avec le peuple des faubourgs, pleurant la décadence républicaine, regrettant l’époque coloniale et impériale, tout en imputant l’injustice et la bêtise aux tares éternelles du genre humain, prônant l’égalité entre les hommes contre les préjugés de caste, de race, mais invoquant à l’occasion (c’est alors Gonzaga qui se souvient de ses origines aristocratiques) «les règles du lignage»… Loin d’en constituer un défaut majeur, ces inconséquences parfois délibérément affichées font l’intérêt du livre, fruit d’une conscience écartelée entre ses modèles européens et l’affirmation d’une originalité brésilienne, entre des idéaux démocratiques, la désillusion libérale et la soif d’une reconnaissance, reflet d’une identité désagrégée qui ne peut se construire que dans la contestation, voire la dénégation. Vivants et morts à la fois […], ces personnages sont comme une seule et même île, étrangers au monde qu’ils contemplent. D’où l’hypertrophie du regard, «au contraire du toucher, le sens par excellence de la séparation», si remarquablement analysé par Osman Lins dans son essai [paru en 1976]: «insulaire» et désirant malgré tout se confondre avec son prochain, cette voix dédoublée «compense son isolement en créant des correspondances avec le paysage et en se croyant le dépositaire d’héritages lointains». Dans ce commentaire tiennent une bonne part des références étrangères d’Augusto Machado, où les auteurs français occupent une place de choix, du retour nostalgique de Gonzaga de Sá vers son noble et glorieux passé familial, des profuses descriptions de Rio de Janeiro traversée de part en part au gré des déambulations des deux compères. Littérairement parlant, cela classe Lima Barreto dans les écrivains de la ville, par opposition à cette autre « sensibilité littéraire » brésilienne dénoncée au passage par le narrateur et qui «ne s’intéresse qu’aux pauvres gens du sertão, uniquement parce qu’ils sont pittoresques et peut-être parce qu’on ne peut vérifier la véracité de leurs témoignages». De même ses diatribes ouvertes et répétées contre la discrimation raciale font du romancier, lui aussi métis, un anti-Machado de Assis. Mais c’est surtout par sa prose libre, décousue, presque accidentelle, qu’il s’en écarte. Elle dit sa limite. Elle en fait aussi son intérêt et sa nouveauté.» M. Riaudel.