« 94 chapitres de 2 ou 3 p. en moyenne, couvrant un peu plus d’une année d’un rond-de-cuir de Belo Horizonte de Noël 1934 à l’année 1936, un projet de mémoires qui se transforme rapidement en journal, ainsi se présente O amanuense Belmiro (1937). Le récit au jour le jour révèle une vie médiocre et presque sans histoires, mais à peine y entre-t-on qu’on y plonge jusqu’à la dernière page. C’est que Belmiro, ce personnage plutôt introverti, plutôt cyclothymique, qui vit de ses fantasmes et de sa littérature, nous devient dès les premières lignes attachant. À défaut de vivre ses passions, il passe son temps à disséquer l’âme humaine, la sienne et celle des autres, non sans une tendresse la plus souvent mélancolique, parfois aussi amusée, à l’égard de son petit cercle d’amis. Tirant ses analyses psychologiques vers le dérisoire de l’existence, rien ne peut l’arracher à la tristesse ambiante. Malheureux célibataire flanqué de deux vieilles tantes, il voit sous ses yeux disparaître un monde, celui de sa famille enracinée dans le Minas Gerais rural, remplacé par un univers bureaucratique et sans passion. Le pessimisme de Belmiro, s’il s’appuie sur de fréquentes introspections toutes subjectives, tient aussi aux événements qu’il traverse. On a peu vu la dimension historique de ce livre. L’année choisie pour cette histoire est précisément charnière pour le régime issu du coup d’Etat de 1930. Tandis que se met en place à cette époque une administration moderne, développant un nouveau corps social, les fonctionnaires, Vargas rompt en 1935 l’apparente unité nationale qui s’était fait autour de lui, en emprisonnant les militants communistes de l’ALN. Belmiro, obscur gratte-papier du Service du développement animal (sic), se trouve pris dans ce tourbillon, avec l’arrestation de son ami Redelvim. Lui-même, retenu quelques heures par la police, doit à son journal, tombé entre les mains du commissaire, d’être lavé de tout soupçon. Cette intrusion du texte qu’on a entre les mains dans l’histoire est remarquablement astucieuse, car, tout en plaçant sur le même plan le lecteur et les policiers, elle brise le cloisonnement entre le niveau de l’écriture, par tradition exclusivement privé, et les faits d’ordre public. Une manière de dire que rien n’échappe aux agents de ce régime à vocation anesthésiante et totalitaire. Et les notes qu’il continuera à prendre après cet épisode perdront peu à peu leur sens, se vidant comme la vie. Cette petite société, comme la grande, se désagrège, les amis s’éloigneront, le révolutionnaire déçu revenant près de sa mère, le nietzschéen fascisant s’enfermant pour écrire une somme de la connaissance humaine, jandira cherchant dans le ”flirt” un supplément d’existence. Le charme de ce livre, malgré tout très drôle, qu’on ne s’y trompe pas, réside entièrement dans le ton à la fois sensible et désabusé. Belmiro, au lyrisme impénitent, croit encore aux passions, se laisse même prendre à leur jeu quelquefois, mais il conserve toujours la distance, nécessaire pour éviter le sérieux et l’ennui, et cependant fatale : comme son ami Silviano, personnage “faustien”, il finit par étrangler l’amour de tant de réflexions. C’est pourquoi il s’épanouit vraiment que dans la littérature. Cyro dos Anjos joue très habilement du rythme du journal alternant les temps de narration et d’auto-analyse, ménageant des suspenses presque feuilletonesques à certaines pages. Son texte est truffé de références qui ne dépayseront pas le lecteur français. Les auteurs les plus cités sont Montaigne, Proust et Amiel, sont autant le témoignage de sa fascination pour la culture française que d’une reconnaissance envers des noms dont il se sent proche, moins par le style – le sien tempère toujours la réflexion existentielle d’une dose de prosaïsme –, que par le goût de l’analyse. M. Riaudel.