On attendait depuis longtemps cette anthologie (Poésie. Choix, traduction et présentation de Dier Lamaison. Gallimard, 438 p.), au total 213 poèmes, constituant une entreprise sans conteste colossale. elle était nécessaire pour faire, en France, mieux apprécier ce poète majeur qu’est Carlos Drummond de Andrade. Malheureusement, la satisfaction que suscite sa parution est empreinte de déception: il aura manqué un ange « tortu » pour mettre en garde le traducteur et lui souffler « Didier, tu seras gauche en traduisant Drummond ».

Certes l’exercice ne peut prétendre à la perfection,tant s’en faut, encore moins en poésie. Certes, nul n’est à l’abri de faux pas. Pourtant autant de défaut de sens poétique en français, voire d’incompréhension du portugais, relève par moments de la provocation. Passons sur le premier achoppement, intentionnel non-sens : «Au milieu du chemin j’avais une pierre » («No meio do caminho tinha uma pedra») ! Même en s’appuyant sur l’ambiguïté de la morphologie (« tinha » peut être tout aussi bien première que troisième personne du singulier), douter de la valeur impersonnelle du verbe revient à se demander si les Brésiliens se comprennent quand ils parlent leur langue. À moins que le traducteur ne cherche l‘éclat à tout prix, fût-ce aux dépens de son auteur, ce qui ne serait pas moins coupable. Dix pages au-delà vient «Necrológico dos desiludidos do amor» (Brejo das almas). La traduction va chercher pour le titre le terme vieilli «nécrologe», quand «nécrologie», propre au journalisme, plus sobre, plus simple, correspondant pas conséquent mieux à Drummond, aurait suffi. Mais soit, c’est bien le moindre.

Plus loin «pum pum pum adeus, enjoada» est rendu par «pan pan pan adieu, écœurante». Traitrait-on jamais sa bien-aimée d’«écœurante», même pour s’en débarrasser ? Au vers 22, «iludidos» est pris pour un substantif quand la syntaxe le veut, par l’absence d’article, adjectif attribut. résultat: les désenchantés ne suivent plus le cortège funèbre pleins d’illusions («os desiludidos seguem iludidos») mais «viennent après les désenchantés» ! Au vers 12, l’enfer, au lieu d’obscur, de sombre (sens «limpide» de «turvo», associé sur la même ligne à «claro céu»), se fait «tortueux». Et la traduction? Oblique, sans doute.

Hélas, nombreuses sont les pages où l’on relève de telels incohérences, au point qu’elles découragent de critiquer le choix de poèmes, qui préfère par exemple la faible «Chanson d’Itabira» (Corpo), aux «Confidências do Itabirano» (sentimento do mundo). Ici c’est le découpage du poème qui est ignoré ; ailleurs «Fulana» traduit par «Fulane» ! (fulana signifie simplement Une Telle, Bidelle, Machine. In «Le Mythe» (A rosa do povo)  ; là une note sur garçons nous indique «en français dans le texte», alors que ce mot a tout à fait été intégré par la langue portugaise. Imaginez un traducteur britannique confronté à un texte français, et précisant sous le mot football : en anglais dans le texte… Nous serions portés à plus d’indulgence si l’introduction et les notes nous dispensaient de leurs «savants» commentaires, jetant sur cette édition un fumeux écran de fumée. O! bien sûr, Drummond résiste, se défend, et les non lusophones pourront toujours à travers ce livre se faire une idée de ses vers, de l’infinie tristesse que masque son ironie, de son angoisse de la mort, de sa généreuse humanité glacée par notre modernité toute machinale. Mais il faudra imputer les maladresses à la version française, et, ce qui est plus grave, n’être jamais tout à fait sûr du sens original.

Michel Riaudel