Grâce aux efforts d’éditeurs comme La Différence, L’Escampette ou Chandeigne, on commence à bien connaître en France la poésie portugaise moderne: Pessoa est entré dans La Pléiade ; Sophia de Mello Breyner Andersen, Miguel Torga, Herberto Helder ou António Ramos Rosa sont largement traduits. Mais le portugais n’est pas seulement la langue du Portugal: huit pays, dont cinq en Afrique, l’ont pour langue officielle, ce qui en fait (environ) la huitième langue la plus parlée au monde – un rang qu'elle doit surtout au Brésil et à ses 192 millions de lusophones.
Du point de vue littéraire, le Brésil reste pour les Français, très largement, un continent à explorer: si certains de ses romanciers, de Jorge Amado à Clarice Lispector, ont conquis un large public, les plus grands poètes brésiliens demeurent presque tous pour nous des inconnus. Aussi faut-il saluer le travail titanesque accompli par Max de Carvalho, poète francophone d’origine brésilienne dont j’ai déjà eu l’occasion de recommander les livres aux lecteurs du Magazine Littéraire (voir n° 468, octobre 2007). Assisté de son épouse et de Françoise Beaucamp, il a choisi les textes des 134 auteurs que rassemble cette imposante anthologie bilingue et les a presque tous traduits lui-même, recourant ponctuellement aux travaux de Michel Riaudel, de Patrick Quillier, d’Ariane Witkowski, d’Isabel Meyrelles et d’Inês Oseki-Dépré. Ce faisant, il s’est volontairement détourné de l’extrême contemporain : aucun auteur retenu, nous prévient-il, n’est né après 1940; presque tous sont nés avant 1930.
Décision juste, même si elle nous prive de personnalités importantes comme Ana Cristina Cesar (1952- 1983), traduite il y a quelques années chez Chandeigne par Michel Riaudel. On ne pourrait sérieusement contester ce parti pris que s’il existait déjà dix anthologies de la poésie brésilienne; mais celle-ci est la première de cette ampleur (Michel Chandeigne en avait déjà publié une en 1998, traduite par Isabel Meyrelies, mais elle ne dépassait pas 400 pages). Or cet imposant ouvrage entend bien ouvrir la voie à de futures traductions de poètes plus récents: mais on ne pourra bien les lire que si l’on sait à partir de quel héritage ils se définissent. (On peut du reste déjà consulter l’anthologie La Poésie brésilienne aujourd’hui de Patrick Quillier, parue en 2011 aux éditions Le Cormier à Bruxelles, qui réunit seize auteurs contemporains). Les 1400 pages de ce volume admirablement édité (couverture cartonnée, typographie élégante et mise en pages parfaite) s’ouvrent par ce que Max de Carvalho nomme les « immémoriaux »: des chants indiens et des chants de chamans impossibles à dater. La poésie brésilienne commence au XVIe siècle avec Bento Teixeira et sa Prosopopée, publiée au Portugal en 1601. L’âge baroque puis l’école « arcadiste » réservent de belles surprises, mais c’est à partir du XIXe siècle (la première imprimerie n’est autorisée au Brésil qu’en 1808) que la poésie brésilienne prend son essor. Max de Carvalho présente ses courants successifs, qui trahissent d’abord les influences européennes : romantisme, Parnasse, symbolisme. L’apparition du « modernisme» au XXe siècle correspond à une explosion de vitalité créatrice qui bouleverse les formes et les thèmes. On connaissait en France Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) ou Haroldo de Campos (1929-2003), mais voici Raul Bopp (1898-1984) et son très savant « primitivisme », voici le facétieux Mario Quintana (1906-1994) et le mélancolique Augusto Meyer (1902-1970), deux poètes du Rio Grande. Ou encore Manoel de Barros, le doyen de ce livre (il est né en 1916), à l’ample souffle lyrique, et l’étonnante Hilda Hilst (1930-2004), dont les « odes minimales » s’adressent à la Mort. Oui, ce très beau livre fera date car il appelle bien des prolongements à venir.
Le Magazine Littéraire – novembre 2012
Voir La Poésie du Brésil de Max de Carvalho
Extrait
Le poète brésilien Manoel de Barros, né en 1916.
[…] J’ai marché sur des grottes et des dalles d’urubus.
J’ai vu des automnes soutenus par des cigales.
J’ai vu des boues hypnotisant des papillons.
Et ces permanences dans les relents me faisaient
atteindre l’illimité de l’Être.
Mon verbe acquit une épaisseur de bave.
Je fus adopté en vase.
Déjà on pouvait voir des restes de moi dans les lézards.
Tous mes mots étaient déjà consacrés de pierres.
Des lys fléchissaient sous mes tropes.
Je pense que ce voyage m’a secouru d’oiseaux. [ … ]