Que savez-vous de Magellan? Posez la question à un honnête homme – un homme dont la culture est faite de ce qui reste quand on a tout oublié (comme disait si bien Édouard Herriot) – et il vous répondra sans doute: "Navigateur portugais qui démontra que la Terre est ronde en effectuant la toute première circumnavigation du globe au premier quart du XVIe siècle.” Cette réponse est incomplète et partiellement fausse. Premièrement, tout portugais qu’il fut, Magellan naviguait pour le compte de l’Espagne, personnellement commissionné par Charles Quint. Son origine étrangère provoqua d’ailleurs la méfiance et le ressentiment de son état-major castillan; plusieurs officiers le détestaient, et leur hostilité culmina en une mutinerie qui faillit mettre prématurément fin à toute l’expédition. Deuxièmement, Magellan se fit tuer à mi-route dans une absurde échauffourée avec des indigènes philippins auxquels il avait eu l’imprudente idée d’administrer une leçon. La circumnavigation ne fut donc pas accomplie par lui, mais bien par son subordonné, Elcano (qui avait d’ailleurs compté au nombre de ses adversaires). Troisièmement, on savait déjà depuis la Grèce antique que la Terre était ronde. Un mathématicien classique en avait d’ailleurs très exactement calculé la circonférence. La plupart des Pères de l’Église en convenaient, suivis en cela par les lettrés médiévaux. Ce que l’expédition démontra -faisant de Magellan l’involontaire ancêtre idéologique de la globalisation-, c’est la circumnavigabilité du globe: tous les océans communiquent; contrairement à ce qu’imaginaient les anciens cartographes, ce ne sont pas des lacs encerclés d’impénétrables masses continentales. Et enfin, cette circumnavigation fut une improvisation imposée par la force des choses: elle n’avait jamais constitué l’objet de l’expédition. Le vrai but du voyage était tout différent: il s’agissait de trouver une autre voie d’accès aux épices de l’Orient – et il avait été prescrit de rentrer par ce même chemin. À l’aube de la Renaissance, les prerniers grands voyages de découvertes avaient été le fait de navigateurs portugais dont l’audace et le savoir marins restèrent longtemps inégalés en Occident. Dans un premier temps, ils réussirent à contourner l’Afrique, puis poussèrent vers l’Inde et jusqu’à la péninsule malaise. Finalement, l’impulsion de ces prodigieuses navigations avait été d’ordre religieux et stratégique. L’idée était d’établir une jonction entre la chrétienté d’Occident et le mythique “Prêtre Jean” que l’on croyait d’abord établi en Éthiopie, puis en Inde, et de prendre ainsi l’islam à revers. Mais dans le cours de cette quête mystique, apparut très rapidement la possibilité d’une exploitation commerciale fabuleusement lucrative: le trafic des épices. Avec l’or, les épices ont longtemps constitué le principal étalon de la vie économique de l’Europe entière: le poivre se vendait au grain (notez qu’à la même époque, il en allait de même en Chine; sous la dynastie des Ming, le traitement des fonctionnaires impériaux était versé moitié en espèces et moitié en mesures de poivre). En sus du poivre, il y avait encore la noix de muscade et les clous de girofle dont l’unique source de production se trouvait dans les îles Moluques, que les Occidentaux connaissaient de nom, mais où ils n’avaient pas encore réussi à aborder. Durant plusieurs siècles, les épices orientales avaient été acheminées vers l’Occident par les marchands arabes; à partir d’Alexandrie, leur distribution dans toute l’Furope relevait ensuite exclusivement du monopole de Venise. Mais une fois que les Portugais se furent établis sur la côte du Malabar, puis surtout à Malacca, ils se mirent à traiter avec des caboteurs malais qui apportaient directement à leurs factoreries les épices en provenance des Moluques. Court-circuitant ainsi l’ancien monopole arabo-vénitien, le Portugal se trouva soudain contrôler une inépuisable source de richesses. L’Espagne voulut bientôt imiter son exemple; pour empêcher leur compétition commerciale de dégénérer en un conflit armé qui eût affaibli la chrétienté, les deux royaumes adoptèrent la solution initialement suggérée par le pape, et, par un traité, divisèrent le monde en deux zones: l’orientale serait domaine portugais, tandis que l’occidentale relèverait de la Castille. Comme cet accord interdisait aux Espagnols d’emprunter la traditionnelle route orientale pour atteindre les épices, l’idée d’explorer une voie d’accès alternative, par l’ouest, parut de plus en plus séduisante. Du reste, cela avait déjà été le rêve de Christophe Colomb; jusqu’à sa mort (1506), celui-ci demeura convaincu qu’il avait abordé en Extrême-Orient -il lui aurait suffi, pensait-il, de naviguer quelques centaines de lieues vers le nord, et il aurait atteint Hangzhou, l’ancienne capitale de l’Empire chinois! Toutefois, au début du XVIe siècle, on commença à percevoir plus clairement la présence d’une barrière continentale se dressant entre l’Europe occidentale et l’Extrême-Orient. On sous-estimait la largeur de cette «Terre ferme» et on en ignorait la longueur; mais on savait maintenant que, de l’autre côté, il y avait une mer inconnue, «la mer du Sud» (l’océan Pacifique), Balboa l’avait entrevue après avoir traversé à pied l’isthme de Panarna (1513). Mais comment l’atteindre par bateau? Deux ans plus tard, un navigateur portugais (João Dias de Solis), qui avait longé la côte du Brésil, finit par découvrir la vaste embouchure du Rio de la Plata; il s’y engagea, croyant avoir trouvé l’entrée du passage qui conduisait à la «mer du Sud». Il s’aperçut trop tard de son erreur: les Indiens riverains le tuèrent et le mangèrent (1516). La division du monde en deux hémisphères, l’un occidental attribué à l’Espagne, l’autre oriental attribué au Portugal, était purement théorique en ce sens que son tracé géographique ne pouvait être déterminé sur place: à la différence des parallèles de latitude qui courent d’est en ouest et se réfèrent à une donnée naturelle (ils se mesurent en obs