Meurtre mystérieux à Tizangara

Qui le croira? C'est en Afrique que la littérauture de langue portugaise est aujourd'hui la plus inventive et la plus vivante. Les héritiers d'Eça de Querós et José Saramago sont José Eduardo Agualisa en Angola et Mia Couto au Mozambique. Né à Beira, au bord de l'océan Indien, le 5 juillet 1955, ce dernier a toutes les qualités requises pour être le prochain lusophone Prix Nobel de littérature. Biologiste de formation, journaliste et romancier, il est drôle, prolifique, engagé. Et poursuit une œuvre dont la lecture permet de comprendre que "l'universel, c'est le local moins les murs", comme l'écrivait Miguel Torga, autre grand prosateur lusitanien.

Après Le chat et le Noir (2004), Tombe, tombe au fond de l'eau (2005), les Editions Chandeigne publient Le dernier vol du flamant, une fable contemporaine sur la cupidité des puissants dans une Afrique aux veines saignées par l'incurie des gouvernements et l'incompréhension de l'homme blanc. L'histoire se passe à Tizangara, un village imaginaire où se muliplient les épisodes délirants au lendemain de la mort mystérieuse d'un casque bleu qui a explosé sans laissé derrière lui d'autre souvenir que son braquemart, tombé dans la poussière. Ce premier mort, bientôt suivi par d'autres, sème le trouble dans le village. 

Des éclats de poésie pure

Désigné pour servir d'interprète à Massimo Risi, un inspecteur italien des Nations Unies, le narrateur est le témoin de l'enquête menée par le fonctionnaire du Grand machin pour mettre fin à cette hécatombe de soldats de la paix. Débarqué entre deux mondes comme au confluent de deux fleuves, Massimo Risi a la sensation de vivre un mauvais rêve. Pris entre l'homme noir et l'homme blanc, entre le visible et l'invisible, entre les vivants et les morts, il a du mal à garder son sang-froid face à une suite d'événements surréalistes. Un prêtre, une prostituée et une jeune femme ensorcelée lui font connaître un monde de légendes et de songes dont les Européens ignorent tout. "Ils croyaient être maîtres des frontières, capables de fabriquer des Concorde", constate le narrateur face au désarroi de l'italien. Mais la réalité africaine a échappé aux missi dominici des Nations Unies. et c'est grâce au récit du traducteur que l'on comprend peu à peu ce qui s'est passé à Tizangara.

À travers cette histoire tissée d'éclats de poésie pure, l'auteur raconte un monde où le passé s'est effacé et l'avenir n'est pas encore dessiné. "Je suis mozambicain, africain, blanc. J'appartiens à une tribu quasiment éteinte. Nous sommes aujourd'hui de deux mille à trois mille au Mozambique",  confiait naguère António Emílio Leite Couto – surnommé Mia durant son enfance, en référence à son amour des chats. Deux mille ou trois mile dans un pays de vingt et un millions d'habitants, voilà qui rend humble. Ainsi l'écrivain se trouve-t-il dans la même situation que l'interprête de son histoire. Sa vocation est de transcrire en "portugais visible" des trésors d'oralité.

Au Mozambique, la langue de Camões a un rôle unificateur entre les ethnies qui emploient quatorze idiomes différents. "Mozambicané", le portugais qu'on parle à Maputo, garde sa structure classique. Il n'est pas créolisé comme celui du Cap-Vert. Mia Couto l'enrichit de mots-valises, de dictons et de parlers populaires, sans perdre le rythme mélancolique et délicat de la phrase portugaise. "Et maintenant, par non-conséquence, je partais rencontrer mon père. Où reposait-il? Restait-il là aux alentours de notre district, incapable de lointain, inapte au proche? Louait-il encore son vieux bateau aux pêcheurs de l'embouchure du fleuve? J'espérai bien, je m'étais pris d'affection pour le petit bateau les fois où j'étais demeuré sous les soins paternels. C'était moi qui avait surnommé le canot la barque-en-ciel. Et je me juchais sur la proue, ondoyant dans ces eaux."

On revient de ce voyage africain le cœur frais comme un ruisseau de printemps.

Sebastien Lapaque

Mia Couto / Le dernier vol du flamant