Paru en 1998, l’ouvrage de Dominique Vidal est le fruit de la thèse qu’il a soutenue en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales. Il repose sur une interrogation fondamentale : comment les couches de la population les plus défavorisées ont-elles vécu le passage à la démocratie ? Pour y répondre, l’auteur a choisi, dans une approche ethnographique, d’observer sur la longue durée une favela urbanisée de Recife. Le livre s’ouvre sur des précautions méthodologiques fort bien venues, puis sur la description minutieuse des caractéristiques sociales de la favela observée. Constatant «l’enchevêtrement du lien social et du lien politique» en milieu populaire, l’auteur estime que la notion de respect «énonce ce qui fait lien dans la société brésilienne». Ainsi les habitants du quartier attachent-ils «une importance primordiale à la reconnaissance de leur pleine appartenance à la société» ; appartenance qu’ils pensent à partir de la notion de respect. Cette notion traduit bien la hiérarchisation des rapports sociaux et le caractère holiste de la société brési-lienne, son paternalisme, et sa structuration par les rapports de domination… Elle rend aussi compte de la demande de reconnais-sance qui est centrale dans l’activité des organisations communautaires. Pour féconde qu’elle soit, la notion de respect nous semble cependant insuffisante pour rendre compte des demandes des plus défavorisés. En effet, derrière l’exigence du respect se cache la dialectique de l’exclusion sociale et de l’intégration politique : c’est sur le fondement d’une position sociale et urbaine marginale que se construit le lien politique en milieu populaire. Notamment, la connotation péjorative de l’appellation favelado exprime le rejet des pauvres, leur stigmatisation, ainsi que la disqualification qui sont liés à l’habitat dans la favela. Si la quête du respect prend une place si grande, c’est qu’elle exprime aussi la volonté des plus pauvres de dépasser les préjugés sociaux, tellement inscrits dans les configurations de l’espace urbain au Brésil. Quoi qu’il en soit, l’auteur décrit fort bien l’extrême hiérarchisation des rapports sociaux, et la conscience des rapports de do-mination entre riches et pauvres (chap. 1). Il montre ainsi la nécessité de construire un lien entre la favela et le «dehors» et analyse les modalités de constitution de la commu-nauté locale comme «lieu où se joue une part essentielle de la légitimité des gouvernants dans le Brésil urbain contemporain» ; ce à quoi on pourrait ajouter qu’une grande part de leur dé-légitimation s’y joue aussi !… Depuis deux décennies, les gouvernants brésiliens ont eu de plus en plus recours à la catégorie socio-spatiale de la «communauté» comme «cadre de mise en œuvre des programmes à destination des populations urbaines défavori-sées». À côté d’un retour sur la constitution historique de cette catégorie d’action publique, l’auteur propose une analyse fort intéressante du rôle joué par les cabos eleitorais dans la collecte des suffrages (chapitre 7), mais aussi des liens qui sont tissés entre la communauté et le système politique municipal (chapitre 3). Alors que la première partie donne sans doute trop l’impression que le quartier étudié vit isolé, ces passages ont le gros avantage de montrer la nature des relations qui se tissent entre la favela et le reste de la ville, à l’occasion des sollicitations des hommes politiques et de la distribution des bénéfices des politiques sociales. Le livre revient par ailleurs sur l’idée que la construction démocratique se produit par le bas, au sein des associations de quartier : dans la réalité, elles restent coupées des habitants, instaurent une large distance entre leurs dirigeants et le reste de la population, qui participent peu aux activités communautaires. Ainsi, «l’imagi-naire de la citoyenneté locale et de la démocratie participative se révèle sans fondement sociolo-gique». La rhétorique de la démocratie par le bas relève d’autant plus du mythe que les activités politiques souffrent d’un réel discrédit, comme le montre l’auteur, qui estime aussi que les pratiques clientélistes s’affaiblissent. Sur ce dernier point, la légitimité persistante de l’échange électoral nous incite pourtant à proposer une conclusion différente de celle de Dominique Vidal. En effet, quel que soit le rejet des «promesses» électorales sans cesse répétées, les électeurs pauvres continuent à attendre un retour concret de leur passage aux urnes. Peut-être l’auteur minimise-t-il un peu trop les modalités de politisation du vote qui peuvent voir le jour à travers les relations de clientèle, dans la situation actuelle de pluralisme partisan et de concurrence entre les candidats. Comme le vote reste très peu idéologisé, sans référence partisane et très personnalisé — ce que montre l’auteur —, les élections continuent à favoriser la formation de réseaux de clientèle et de fidélité personnalisés. Le tout est renforcé par l’importance de l’usage des catégories morales pour juger la politique, ainsi que par le primat du groupe sur l’individu ; ce que D. Vidal analyse aux chapitres 2 et 7. Malgré ces réserves, qui ne portent que sur certaines des conclusions intermédiaires de l’auteur, on ne saurait contredire ses conclusions générales quant à la difficile légitimation de la démocratie au Brésil, ou à la construction encore très fragile de la citoyenneté des plus démunis. Enfin, soulignons une des qualités majeures de l’ouvrage : il donne largement la parole aux personnes observées, revient sur l’histoire de leurs vies, nous fait passer un moment avec elles… Il nous éclaire sur la complexité des rapports sociaux dans le quartier étudié grâce à une observation fine et une analyse complète des rapports de parenté, de famille, de voisinage dans la favela, mais aussi de ses frontières sociales internes. Enfin, la richesse et l’exhaustivité des références ne constituent pas la moindre des qualités de cet ouvrage fort riche. Camille Goirand Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, 234 pages (biblio).