Le 2 juin 1853, Marx écrit Engels: "Sur la formation des villess orientales, on ne peut plus rien lire de plus brillant, de plus concret et de plus frappant que le vieux François Bernier." Ce "vieux Bernier" est un savant et philosophe français qui, deux cents ans auparavant, a séjourné une douzaine d’années en Inde, dont huit à la cour du Moghol, le chef du grand empire musulman. A son retour, il fait publier les mémoires et les lettres qu’il a rédigés pendnat son voyage. Aujourd’hui, grâce à un professeur de l’Université de Genève, Frédéric Tinguely, on peut découvrir ces récits dans une belle édition modernisée, accessible et savante à la fois.
Né en 1620 en Anjou, François Bernier devient l’élève de Gassendi. Cet abbé est un savant et philosophe proche des "libertins érudits", épicuriens, amis des discussions libres et des idées audacieuses. Avec ce maître dont la devise est "Ose savoir", Bernier étudie l’astronomie et acquiert la liberté du jugement. Puis il se forme à la médecine en quatre mois à Montpellier. C’est ainsi qu’il développe cet art d’observer qui rend ses récits si vivants. A la mort de son cher Gassendi, il entreprend, avec ce voyage vers l’Est, une "intense aventure intellectuelle".
Après un long périple qui passe par l’Egypte, il arrive sur la côte du Gujarat au début de l’année 1659. L’empire est alors à un tournant de son histoire: la guerre fratricide entre les fils de Shah Jahan fait rage, et Bernier assiste à la défaite de Dara contre Aurangzeb qui incarne "l’islam sunnite le plus intransigeant". Réquisitionné comme médecin à la cour, le Français envoie des chroniques et des lettres qui sont lues et commentées dans les milieux scientifiques et intellectuels. Ce que Marx appréciera chez le voyageur, ce sont les decriptions de l’organisation militaire, l’analyse du régime foncier, la précision et la justesse du regard. On peut ajouter, avec Engels, "l’esprit clair et pondéré qui partout touche juste sans avoir l’air de s’en apercevoir".
Bernier reste huit ans à la cour d’Aurangzeb, un tyran pourtant guère sympathique. C’est que le Français se lie avec Daneshmend Khan, un ministre érudit qui apprécie ses connaissances. A ce "Seigneur savant", Bernier traduit les concepts philosophiques et scientifiques de la pensée occidentale et il noue avec lui un "dialogue interculturel". Leurs discussions deviennent indispensables à Daneshmend Khan qui emmène son savant dans tous les déplacements de la cour entre Delhi et Agra, et jusqu’au Cachemire, "Paradis terrestre des Indes".
Bernier rentre en France en 1669 pour rédiger des mémoires à l’intention de Louis XIV et de Colbert. Il sait magnifiquement faire passer la multiplicité des points de vue, les subtilités du "grand jeu de masques de la politique moghole". Il dispense les renseignements selon ses interlocuteurs: analyses économiques pour Colbert; descriptions de villes, évocations et critiques des pratiques mystiques ou magiques pour ses vieux amis. Il a beau être un libertin, il ne peut défendre trop vivement le relativisme religieux qu’il rencontre chez les brahmanes mais, souligne Frédéric tinguely, on sent que cette posture tolérante lui plaît.
Quand il critique les superstitions de l’Inde – le sacrifice des veuves, les performances des fakirs, les divagations des astrologues – on lit entre les lignes la dénonciation des pratiques religieuses dévoyées dans sa propre culture, en quoi il est un précurseur des Lumières. Dans une analyse économique qui a retenu l’attention de Marx, il signale les failles d’un système foncier basé sur la tyrannie. Quand le souverain est l’unique propriétaire des terres, la productivité baisse. On peut y lire un avertissement à Colbert, tenté d’annexer trop de terres au domaine royal.
Bernier s’exprime avec élégance et liberté, il est drôle, sa description des beautés du Cachemire ou du Taj Mahal sont des morceaux de bravoure. Sur le chemin du retour, en 1668, cet attachant voyageur envoie à son ami Chapelle ce credo: "Il me semble bien raisonnable de croire qu’il y a quelque chose en nous de plus parfait que tout ce que nous appelons corps ou matière."
Isabelle Rüf.