Prof à l’Université d’Anvers, Dirk Van der Cruysse s’est consacré aux voyageurs du XVIIe siècle qui nous ont laissé des récits de leurs pérégrinations sur les chemins de l’Asie. L’édition du  Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales s’inscrit dans une perspective "dépaysante": faire découvrir un patrimoine littéraire ancien, comparer des façons de voyager.

Publiée en 1677, la Relation de François de L’Estra est une découverte. Dommage que nous sachions si peu sur la vie d’un gentilhomme désargenté qui avait la politesse de s’effacer derrière les descriptions des coutumes exotiques. L’Estra avait à cœur d’informer comme le faisaient les Anciens, explorateurs des pays "barbares". Il avait déjà le coup d’œil ethnographique. Embarqué à la Compagnie royale des Indes, créée par Colbert pour concurrencer Anglais et Hollandais, notre homme fit durant cinq ans un voyage beau et triste à la fois. Son amour de la bagatelle trouva à se satisfaire parmi les Vénus locales, à Goa notamment. Mais le voyageur eut la malchance de connaître les rigueurs des prisons hollandaises, à Batavia. Le tableau qu’il nous en fait démontre que l’inhumanité n’a pas de frontières.

Malgré la modestie de l’auteur, on attachera autant d’importance à la manière dont il dit qu’à ce qu’il dit. Formé à l’art de la conversation, L’Estra écrivait naturellement bien. Il aurait pu faire carrière dans les lettres. Fidèle aux usages du temps, il ne balance jamais à plonger son lecteur ravi dans une digression. A cet égard, l’"Histoire d’un Breton" est un petit indiscret, une mini-tragédie des malentendus digne de l’abbé Prévost. Plusieurs de ses notations descriptives ont le mérite insigne de faire voir. Voici ce qu’il écrit d’une baleine disproportionnée: "Elle était si longue et si grosse que, quoiqu’elle fût fort enfoncée dans la mer, elle paraissait comme un très longue pièce d’étoffe bleue déployée." Oui, cent fois oui, L’Estra savait charmer son monde et le faire rêver.

Michel Grodent