Violences par-delà, violence en deçà
Comment l’œuvre de Las Casas, défenseur des Indiens d’Amérique, devient un enjeu dans la guerre des images opposant, au XVIe siècle, catholiques et protestants d’Europe. Dans leur très originale et très soignée collection “Magellane”, les éditons Chandeigne publient deux livres qu’il faut lire ensemble. Ce qui les unit est l’exhibition d’une violence effroyable, que n’arrêtent ni la loi de Dieu ni la pitié des hommes. En 1579, à Anvers, le protestant flamand Jacques de Miggrode donne sous le titre Tyrannies et cruautés des Espagnols perpétrées ès Indes occidentales, qu’on dit le Nouveau Monde, une traduction en français de la Brevisima relacion de la destruicion de las Indias publiée à Séville vingt-sept ans plus tôt par le dominicain Las Casas. Comme le montre Alain Milhou dans une pénétrante analyse, l’œuvre de Las Casas, rédigée dès 1542, doit se comprendre à la lumière d’une triple crise de la colonisation espagnole. La première est la “crise de la conquête armée”. Après la soumission du Mexique (1521) et du Pérou (1537), les Espagnols ne rencontrent plus sur leur chemin des empires constitués, où leur autorité pouvait se substituer à celle des souverains antérieurs mais ont affaire désormais à des sociétés nomades sans Etat qui exigent une autre forme de colonisation : celle des fronts pionniers. Vient ensuite l’amplification d’une véritable “ crise de la conscience espagnole ”devant les atrocités des conquistadores qui éloignent les victimes du salut promis par la vraie foi et vouent leurs auteurs à un châtiment éternel Dès 1511, à Santo Domingo, le dernier dimanche de l’Avent, le dominicain Antonio de Montesinos les avait mis en garde dans un sermon magnifique et terrible : “Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île (…). Cette voix dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous usez à l’égard de ce peuple innocent (…). Ces Indiens, ne sont ce pas des hommes? N’ont-ils point une raison et une âme? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous mêmes? (…) Tenez-vous pour certain que dans l’état ou vous vous trouvez vous ne pourrez pas plus vous sauver que les Maures et les Turcs qui refusent la foi de Jésus-Christ.” Apres Montesinos, nombreux sont ceux qui font écho en Espagne à cette dénonciation qui lie la malédiction des vaincus, privés de Dieu et la domination des vainqueurs infidèles à ses commandements. Une troisième crise est celle qui fissure les légitimations classiques de la souveraineté espagnole sur le Nouveau Monde. A la doctrine qui la fondait sur la transmission aux rois du Portugal et d’Espagne de la potestas universelle que le pape avait reçue du Christ, les théologiens de l’université de Salamanque ont opposé la philosophie thomiste du droit naturel. Celle-ci reconnaissait la légitime souveraineté des princes indigènes et exigeait, en conséquence, que celle des conquérants soit fondée sur de “justes titres” – par exemple, pour Francisco de Vitoria, la violation par les princes indiens de la liberté de leurs sujets ou les empêchements nus à l’œuvre d’évangélisation. Chez Las Casas, ces thèmes prennent un sens prophétique et apocalyptique. En détruisant les Indiens par le travail forcé, les tributs excessifs et les massacres – Las Casas avance le chiffre de quinze millions de morts dans les quarante années de la conquête, ce qui n’est pas éloigné des estimations actuelles qui, il est vrai, imputent surtout aux épidémies un si considérable dépeuplement -, en leur infligeant les plus terribles supplices, les Espagnols ont gravement offensé Dieu. Sa colère fait que meurent, par l’eau et le feu, dans des naufrages et des incendies dont Las Casas tient une minutieuse chronique, ceux qui en ont usé contre leurs victimes, brûlées ou noyées vives. Mais la vengeance du Tout-Puissant sera plus terrible encore : la destruction des Indes annonce celle, prochaine, de l’Espagne elle-même. Le thème prophétique du châtiment du royaume cruel et tyrannique, souvent manié par les milieux millénaristes et morisques, se trouve ainsi étroitement associé à la stigmatisation des horreurs de la conquête. Dans un texte, rédigé lui aussi en 1542, qui est une condamnation sans appel du système de l’encomienda par lequel chaque conquérant reçoit un tributaire et des tributaires qui lui doivent impôt et travail Las Casas avertit l’Espagne du péril mortel qui la menace : “Le royaume d’Espagne est en grand danger de se perdre et détruire, d’être dérobé, oppressé et désolé par autres nations étrangères, et nommément par les Turcs et les Maures, parce que Dieu, qui est très juste, véritable et souverain roi de tout l’univers, est fort courroucé par les grandes offenses et péchés que ceux d’Espagne ont commis par toutes les Indes, en affligeant, opprimant, tyrannisant, dérobant et tuant tant et de telles gens, sans raison ni justice, et en dépeuplant en si peu de temps un tel et si grand pays ; toutes les gens duquel avaient des âmes raisonnables, et étaient créées et formées à l’image et semblance de la très haute Trinité, et étant vassaux de Dieu rachetés de son sang précieux et qui tient compte et ne s’oublie point d’un seul d’eux.” Les violences exercées aux dépens des “pauvre agneaux et moutons” par ceux qui ne se conduisent ni comme des chrétiens, ni comme des humains, mais comme des “bêtes sauvages” justifient la résistance indienne, qualifiée de “guerres très juste et très sainte”. “Retirer l’enfer des Indes” serait chasser du Nouveau Monde les tyrans qui, tout ensemble martyrisent les créatures de Dieu par des supplices inouïs et spolient leur roi en le privant des richesses promises par une conquête pacifique et &