Les Jésuites sont d’infatigables voyageurs. Le routard le sait bien qui n’a pu manquer de les rencontrer, à l’occasion d’une étape pas nécessairement sacrée, sur les chemins du monde. Appelés à moissonner le globe pour la plus grande gloire de Dieu, les Compagnons de Jésus furent aussi d’étonnants observateurs. Surtout lorsqu’il s’est agi de découvrir les gisements de conversion que représentaient les arrière-contrées asiatiques, tâche dévolue aux frères portugais. Comme, par chance, ces religieux crapahuteurs et lusophones n’étaient pas avares de correspondance, cela nous vaut quelques documents passionnants que les éditions Chandeigne publient goutte à goutte. On leur doit déjà le Traité de Luis Fróis, père jésuite qui fit en 1585, à la manière de l’ethnologue, une description comparative des mœurs européennes et japonaises, nous offrant un catalogue de 611 instantanés de la vie quotidienne au pays du Soleil-Levant que l’on venait tout juste de découvrir. Passionnant ! Les Portugais au Tibet appartiennent au même genre et ils raviront les lettrés et les tibétologues tout autant que les groupies de Nicolas Hulot. Ces derniers y trouveront le récit des premières expéditions sur le toit du monde, les autres s’intéressant plus volontiers au but de la course : retrouver les chrétiens perdus du mythique Cathay. C’est cette somptueuse sottise historique qui allait mener les bons pères à nous donner en partage le Tibet tel qu’ils le découvrirent entre 1624 et 1635. L’occasion, sans doute, de nous détailler les coutumes et rites des indigènes, mais une bien curieuse manière aussi de se pencher sur le bouddhisme tibétain. L’espoir de retrouver en ces lieux des peuples jadis chrétiens entraîne en effet les jésuites à trouver d’étranges ressemblances entre ce bouddhisme et leur propre religion. Sous leur plume, la triade bouddhique prend des allures de sainte Trinité tandis que le célibat des lamas, la pénitence, l’aumône, le pélerinage, les images dans les sanctuaires, le chant liturgique (si proche du plain-chant) et même la hiérarchie des anges (archanges compris) ne sont pas sans rappeler un air connu. Cela dit, nos missionnaires ne perdent jamais le nord, l’essentiel de leur travail étant d’accroître par tous les moyens le prestige de leur foi et de diminuer celui des lamas. Ce qu’ils feront fort bien avant d’être chassés des lieux quelque vingt années plus tard. Entre-temps, ils auront traversé la région de part en part, franchissant l’Himalaya en sandales, aveuglés par les neiges éternelles, se nourrissant d’orge grillé et de navet pilé, devenant amis des rois et le cauchemar des lamas, à la seule fin d’édifier leur église aux côtés des pagodes. Six récits, six aventures, qui disent la démesure d’une époque où les saints devaient auparavant revêtir le costume des héros.
Bernard Rapp