Autour d’un bestiaire de faïence, l’admirateur de Marin Marais fait revivre l’ambiance d’un très ancien Portugal Nul n’ignorait, depuis longtemps, que Pascal Quignard possédait, entre autres dons, celui d’ajuster son érudition et son style à des époques énigmatiques, improbables, en suspens. On le vit ainsi, selon les circonstances, romain, janséniste, musicien, chinois, scribe – toujours affairé auprès du bizarre qui, à l’en croire, gouverne secrètement ce monde. Pourtant, de toutes les intrigues dont il s’empare, cet écrivain classique ne songe qu’à tirer la même morale tourmentée et sonore. Tel sera donc le cas, une fois encore, avec le merveilleux ouvrage qu’il publie ces jours-ci et auquel le palais Fronteira, ce pur joyau du baroque portugais, offre le prétexte de son architecture extravagante. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une simple nouvelle – à peine plus brève que celle qui, hier, rassemblait Marin Marais et M. de Sainte-Colombe -, dont Quinard affirme qu’elle lui a été inspirée par les sublimes azulejos qui font l’ornementation d’une demeure que l’on peut toujours admirer dans les environs de Lisbonne. Là, rêvant autour d’un bestiaire de faïence envahi par des singes à figure d’homme, déchiffrant à sa manière un entrelacs soumis au bleu de cobalt et au manganèse, ébloui par une abondance d’allégories zodiacales et de mascarons ou des chérubins s’accouplent à des perruches, Quignard a imaginé une histoire, qui fut peut-être vraie, mais dont l’harmonie ne tient ici qu’à la magie d’une prose douce et farouche. J’aime, par-dessus tout, l’idée qui préside à ce livre si singulier et qui consiste a ressusciter la légende qui sculpte un lieu de l’intérieur, qui l’anime par-delà le temps et lui sert, en quelque sorte, de fondation onirique. On y rencontre, alors, un certain M. de Jaume, devenu l’assassin de l’ami dont il convoite l’épouse, et qui sera à son tour victime de la créature pour laquelle il s’est damné. C’est le récit, pur et précis, d’une double vengeance dans l’ambiance d’un Portugal très ancien. Les azulejos du palais Fronteira retenaient ainsi une fable que Quignard a libérée avec ses mots tout en contraste et en véhémence. L’ensemble diffuse une grande beauté, jaillie d’on ne sait où, irréductible aux émotions d’usage. Ce sont “les Lusiades” inattendues d’un miniaturiste qui se souvient du Flaubert de “la Légende de saint Julien”, et dont l’art sait accueillir des poignards, des sangliers, des brocards ou des daines du temps jadis. Quant au titre de cette nouvelle, “la Frontière”, on ne le doit pas seulement au patronyme des seigneurs qui, au XVIIIe siècle, firent bâtir ce palais. Il désigne aussi, et peut-être, le frémissement qui, pour qui sait voir et entendre, sépare parfois la réalité de la fiction qu’elle engendre, et sans laquelle elle ne serait qu’un agencement terne et muet.
Jean-Paul Enthoven