En France, on ne connaît pratiquement pas Gil Vicente, le plus grand auteur classique du théâtre portugais. Ayant vécu de 1465 à 1536 environ (on n’en sait pas plus), il a précédé avec bien des longueurs d’avance l’explosion du siècle d’or espagnol, lui qui écrivait à la fois en portugais et en castillan. C’était un poète de cour qui ne cessait de composer des pièces pour les fêtes des souverains du Portugal, passant sans remords de dom Manuel 1er à dom JoãoIII, et ainsi de suite. Mais cette position ne faisait pas de lui un auteur de l’aristocratie. Au contraire, il prenait un malin plaisir à dénoncer le comportement arrogant de certains nobles et les souffrances du petit peuple, provoquant certainement des concerts de grincements de dents chez les courtisans. L’occasion nous est donnée de découvrir Gil Vicente grâce à l’édition bilingue de son Théâtre établie sous la direction de Paul Teyssier par celui-ci, Anne-Marie Quint et Olinda Kleiman. […] Les pièces elles-mêmes sont passionnantes. Écrites en vers inégaux, elles sont traduites en vers libres. Avec Vicente, on entre dans l’après-Moyen Age. Avec un extrême brio, il brode les allégories sur l’Âme, le Printemps, I’Hiver, ce qui vient du temps médiéval mais prend une nouvelle dimension avec lui puis avec les "autos sacramentales" de Calderón, Lope de Vega… Au même moment, il jette un regard d’une formidable acuité sur la réalité sociale, sachant trouver à la fois le chant poétique et la drôlerie de la comédie des mœurs. Il ne construit pas d’histoire, ou si peu. Il enchaîne des scènes dont le recoupement éclaire une situation et des comportements. Dans La Farce des muletiers, un riche gentilhomme envoie balader ses créanciers et ses muletiers désireux d’être payés. C’est L’Avare sans intrigue. L’une de ses pièces les plus magistrales, celle que tout le Portugal apprend à l’école, est La Plainte de Maria la noiraude, l’extraordinaire complainte d’une alcoolique fauchée à qui personne ne veut donner du vin. L’éditeur, Paul Teyssier, nous précise que le texte fut écrit en pleine période de famine, en 1522. Maria se désespère de ne pas boire alors que tout le Portugal meurt de faim ! " Tu ne sais donc pas / Qu’il est des nobles aujourd’hui / Qui ne le sont point ? " déclare l’un des muletiers de la farce. Gil Vicente est à réhabiliter pour cette audace et pour tant d’autres vertus de poète dramatique.

Gilles Costaz