CAYENNE DE VIE « Les Indiens de la Sinnamary » Journal du père Jean de la Mousse en Guyane (1684 1691).
Prenez unjeune jésuite sous le règne de Louis XIV. Envoyez le à l’autre bout du monde, à Cayenne. À l’époque, il n’y a là que 127 Européens (qui font travailler dix fois plus d’esclaves africains dans leurs plantations et sucreries) et des indigènes. Confiez à Jean de la Mousse, c’est son nom, la mission d’évangéliser les indigènes. Il va s’y mettre dare dare. Et son récit, publié ici, pour la première fois, a de quoi donner le vertige. À la fois par ce qu’il dit, et par ce qu’il ne dit pas.
Ce que raconte Jean de la Mousse, c’est son activité inlassable de missionnaire. Dans la jungle, tout au long de la côte et jusqu’à la Sinnamary, il passe sa vie à s’enquérir: Y at il ici des enfants malades?
Ce n’est pas pour les guérir, il en est bien incapable, mais pour les baptiser à tour de bras. Quand il en a baptisé un, qui meurt généralement presque aussitôt, le voilà content d’avoir réussi à le «mettre dans le ciel», et il cherche derechef un autre carbet (unité d’habitation familiale) pour y répéter l’opération. En passant, il baptise aussi les adultes après les avoir «instruits des mystères de la foi»: pour ce faire, pendant deux jours, il leur apprend, à force de récompenses (des «bagatelles» apportées de France), à bien répondre aux questions du catéchisme. Des années durant, il déploie ainsi une incroyable énergie, risquant sa vie dans la jungle et sur mer pour assurer sa mission, ne s’arrêtant que contraint et forcé par la «fièvre quarte». Partout sur son passage, enfants et adultes tombent comme des mouches, mais vont heureusement au paradis.
Le pire est que Jean de la Mousse est un brave type. Pas paternaliste et hautain comme le sont nombre d’autres missionnaires. Les indigènes, il les trouve «bonnes gens», généreux, accueillants, «d’humeur douce et commode». Il apprend leur langue, écrit un dictionnaire et une grammaire, s’intéresse à leurs mœurs, apprécie leur sens de lajustice («les maréchaux de France n’auraient sans doute pas mieux jugé une querelle»), accepte avec plaisir qu’ils le baptisent «Aroucamono», juge, certes, que les piaies (chamans) auxquels il est confronté sont des charlatans, mais s’applique à rester en bons termes avec eux.
Curieux de nature, il observe les Indiens et tente de comprendre ce peuple presque encore vierge d’influence et peu éloigné du monde précolombien: «Je vis un autre jour une femme qui faisait brûler un nid d’oiseau et qui se lavait les mains avec la fumée qui en sortait, comme elle l’aurait fait avec de l’eau. Je crus bien qu’elle ne faisait pas cela sans mystère, lui en ayant demandé la raison, elle me dit que cet oiseau faisait son nid fortpromptement et fort adroitement, et que la fumée sur ses mains donnait l’adresse pour bien faire les lits de coton (les hamacs) et les pots de terre.»
Mais ce que ne dit pas Jean de la Mousse, car il ne le sait sans doute pas, c’est la raison pour laquelle la Guyane ressemble alors à un immense mouroir. «Je suis persuadé qu’il en est ici comme en Europe, que les deux tiers des enfants meurent en bas âge», dit il. Mais non : on le sait maintenant, tous ces mourants qu’il baptise frénétiquement le sont surtout à cause des épidémies que leur ont apportées les Européens, Ah, les bienfaits de la colonisation…
Jean Luc Porquet
Saluons cette édition exemplaire : des illustrations au marque page, c’est impeccable.